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moins abjects, mais persévérans, et qui peuvent nuire à de grands hommes, sans jamais être utiles à qui que ce soit. Ils terrifient par la noirceur, étourdissent par la clameur, dégoûtent par l’odeur ; ils voltigent autour de vous, s’attachent à vous, vous restent attachés ; les vaincre est une honte, et votre triomphe vous laisse souillé. » Son Éloge de la folie, adressé à More par un calembour (Encomium Moriæ), et dont dix-huit cents exemplaires, ce qui équivaut à plus de six mille aujourd’hui, furent vendus en un mois, est une imitation bien plus directe de Brandt ; satire de mœurs et d’observation, terrible coup de flèche qui atteignait les moines au cœur.

D’Israëli, homme sensé et ingénieux, reconnaît cette antique parenté de l’observation allemande et anglaise. Ce sont frères ou cousins que Hugo de Trimberg, maître Renard, et Gil Blas, et Lazarille, et Figaro, et Panurge. La majesté des rois n’est point épargnée par les créateurs de ces types ; ils ne reconnaissent que la majesté de la ruse. Circonvenir, attendre, fourber, ruser, parer les coups, supplanter, intimider, voler, c’est le succès. Un savant juriste, Heineccius, affirme que le seul roman du Renard vaut mille commentaires de droit, et qu’il éclaire beaucoup de points controversés. Je le crois bien ; le Renard, c’est la chicane. Il exprime la toute-puissance de la fourberie dans les affaires humaines. Telle était sa popularité, que, sur le vieil autel de Cantorbéry, on reconnaît encore, très bien sculptés, maître Renard, maître Ysengrin et maître Lion, canonisés comme bons petits saints.

Aucune de ces données ne s’est perdue. Les idées ont des ailes.

Depuis le commencement du XVIe siècle, cette observation analytique de l’homme s’empare de toute la littérature anglaise et fait des chefs-d’œuvre. À quoi rapporter cette nouveauté ? Pourquoi ne trouvez-vous, dans l’antiquité, rien qui rappelle les cent et quelques personnages de Clarisse Harlowe, les sept cents et quelques individus, tous différens, que contiennent les drames de Shakspeare, les infinies variétés du caractère humain observées par Fielding, Molière ou dans Smollett ? N’est-il pas évident que l’analyse appliquée à l’homme, ébauchée par les anciens, a été poussée à bout par les romanciers modernes ? Il faut voir aujourd’hui les moindres romanciers de l’Angleterre saisir un caractère fibre à fibre, le disséquer, le soumettre à l’analyse chimique, le quintessencier de toutes façons. C’est l’excès. Les anciens, au lieu de donner sur cet écueil, ont été se heurter contre la déclamation et l’emphase. Nos décadences littéraires exagèrent l’analyse ; les décadences antiques exagéraient la synthèse. Où nous