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DU ROMAN DANS L’EUROPE MODERNE.

sous les lois de monseigneur d’Angoulême, ne devienne pas aussi lettrée que l’Italie. »

Égarée au milieu des conseils de morale immorale qui remplissent le livre de Castiglione, cette prophétie donne une idée assez juste du mélange de sagacité divinatrice, de profondeur et de dépravation qui caractérisait ce beau pays, déjà sur le déclin de sa civilisation et de sa gloire.

L’observation analytique de l’humanité paraissait à cet Italien folie et barbarie : les diversités même et les nuances humaines ne lui semblaient que des commencemens d’insanité ; gli umori… sono pazzie. L’Espagne, moins avancée que l’Italie en civilisation, ou si l’on veut en corruption, n’était pas moins éloignée de l’esprit analytique. Dès que le rayon italien l’a frappée, elle s’éveille, elle s’émeut, elle est lyrique, elle est plaisante, sublime, épique, mais elle ne touche point au royaume de l’examen individuel, qui demeure soumis à la loi du Nord ; son livre le plus admirable, don Quichotte, n’est, je l’ai dit, qu’un symbole, la double personnification du corps et de l’ame, — don Quichotte, Sancho.

Que l’on place à côté l’un de l’autre l’ambassadeur Castiglione et le conseiller aulique Brandt, l’un subtilisant la morale jusqu’à la perdre en politesse, l’autre ourdissant avec une grossière vérité et une rude puissance la trame de son observation analytique ; on pourra juger d’un coup d’œil les deux civilisations et les deux races. Ce fut plaisir, pour les gens du Midi, de lire dans Castiglione combien il est aisé d’être immoral et charmant. Ce fut un bonheur pour les gens du Nord que ce coup d’œil général, sévère, rude, pénétrant et distinct, jeté par Brandt sur toutes les professions et toutes les humeurs. L’Éloge de la folie d’Érasme, charmant petit volume, n’est que la quintessence piquante et concentrée du grossier essai de Brandt et de Barklay. Les Adages d’Érasme abondent en observations et en portraits écrits dans un latin dont la charmante élégance rappelle Pétrone, et dont le sens moral est emprunté à Sébastien Brandt. La généalogie littéraire que nous avons indiquée est si vraie, que l’on trouve dans les Adages un mélange fréquent de souvenirs qui rappellent la personnification animale du roman du Renard et les Fous de Brandt. Érasme passe en revue les animaux humains, tout-à-fait à la manière du vieil auteur de Renard, the Fox, et de celui du Narrenschiff. Son scarabée, ou calomniateur, est un vrai portrait de La Bruyère : « Il y a, dit-il, de petits hommes infimes, malicieux, noirs comme le scarabée, sentant mauvais, non