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« Quand j’eus commencé ma traduction, dit-il, on me fit prisonnier à Fribourg, dans le duché de Bade, et l’on me conduisit à Vienne chargé de fers. Là je tombai malade. Comme on ne voulait pas d’un aussi misérable soldat, on me jeta sur le pavé, sans lit, sans drap, sans pain. Je trouvai asile dans un tonneau où je m’endormis ; mais en m’éveillant je trouvai que mon sabre et mon manteau m’avaient été volés. Heureusement tous les hommes ne sont pas des loups. Maître Josias Hufnagel, qui ne me connaissait que par mes écrits, me reçut sous son toit, et je pus, à demi guéri, me traîner jusqu’à ma ville natale. » La consécration latine donnée au Renard par le bon Schopper popularisa ce poème parmi les savans ; puis, manufacturé de toutes façons, il alla se perdre dans le domaine de ces bons petits livres du peuple, qui exercent tant d’influence et dont on parle si peu.

Le Renard n’est pas un chef d’œuvre ; mais l’histoire littéraire serait incomplète si elle ne s’occupait que des chefs-d’œuvre. Certains livres d’époque possèdent une vitalité singulière et tout-à-fait distincte de leur mérite intrinsèque. Tel est le Renard. Une foule de productions secondaires fraient toujours la route aux chefs-d’œuvre, qui en sont le dernier mot. Les chefs-d’œuvre n’appartiennent jamais à un seul génie. Ils naissent lentement ; fils des siècles, créés par les races, plutôt que par l’homme, ils achèvent les civilisations et les résument.

Ni Hugo de Trimberg, ni ces rédacteurs divers et successifs qui, dans le roman du Renard, ont écrit le panégyrique de l’habileté ne sont des génies complets ; mais ce sont des biens féconds pour l’avenir et maîtres d’une vaste école. Il y a de l’avenir et une fécondité extrême dans leurs livres. Nous admirons quelquefois cette fécondité du monde physique, qui ne laisse pas une parcelle de la matière sans vie et sans puissance ; nous admirons cette énergie de reproduction infinie, triomphant sans cesse du monstre béant de la mort. Si l’on examine au microscope solaire le cuir tanné d’une momie, quelque prêtre d’Égypte contemporain du roi Sésostris, on reconnaît avec stupeur que toutes les particules élémentaires de cette peau séculaire vivent encore, représentées par des animalcules qui se meuvent dans leur petitesse infinie. Ce n’est donc pas la mort qui effraie, c’est la vie. L’immortalité de la pensée et sa force impérissable constituent un phénomène analogue, mais plus élevé.

À peine ce mode analytique de voir le monde s’est-il éveillé, à peine le génie germanique trouve-t-il une voix, à peine sa langue est-elle déliée, que les écrivains du Nord se plaisent tous à compter