Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/52

Cette page a été validée par deux contributeurs.
46
REVUE DES DEUX MONDES.

soupçonnée, frappèrent Mme Godefroi comme un éclair, un coup de foudre ; elle vit d’un regard l’entière vérité et toute l’étendue du malheur de la marquise. Penchée sur cette femme qui sanglotait à ses pieds, et, pâle, tremblante elle-même de saisissement, elle la releva et la serra contre son sein. Quand les sanglots qui couvraient sa voix se furent apaisés, elle lui dit : — Mais votre mari s’est vengé… Celui que vous avez aimé n’existe plus.

M. de Blanquefort s’est fait justice de ses propres mains, répondit la marquise avec un calme encore plus effrayant que les transports de douleur qu’elle venait d’éprouver ; oui, il a été tout ensemble le juge et le bourreau… et, quand tout a été fini, il a traîné sous mes yeux le corps sanglant de celui qu’il venait d’assassiner. C’est aujourd’hui le funeste anniversaire de cette mort.

— Ah ! malheureuse, malheureuse ! murmura Mme Godefroi.

— Vous voyez, ma sœur, quel a été le châtiment de ma faute, reprit la marquise, châtiment terrible et qui n’est pas retombé sur moi seule ! J’ai offert le reste de ma vie en expiation, et Dieu, dans sa miséricorde, m’a recueillie. Quand ce pauvre enfant est venu au monde, je l’ai donné à lui pour le sauver, je l’ai remis entre ses bras pour qu’il le défendît, car je ne pouvais moi-même le protéger et le défendre. Que serions-nous devenus, Seigneur, si vous n’aviez eu pitié de ma détresse et accepté mon repentir ?

— Hélas ! dit Mme Godefroi, pourquoi ne vous êtes-vous pas souvenue qu’il y avait une personne au monde près de laquelle vous pouviez vous réfugier ? Pourquoi n’êtes-vous pas venue me trouver avec votre enfant ?

— J’en eus la pensée, ma sœur, mais M. de Blanquefort ne m’aurait pas laissé vivre en paix près de vous. Sa vengeance n’aurait pas été assouvie si j’eusse trouvé pour ce malheureux enfant des protecteurs, une famille. Il le hait comme le témoignage vivant de ma honte et de son déshonneur, et, n’en doutez point, il se serait une seconde fois vengé ; Estève serait mort de sa main si je ne l’eusse, pour ainsi dire, retiré de ce monde en le vouant à Dieu.

— Ce vœu a satisfait sa justice, sinon sa vengeance, dit tristement Mme Godefroi ; en faisant profession, Estève renonce à tout l’héritage de celui dont il est le fils aux yeux du monde et de la loi ; il quitte jusqu’à son nom ; Estève de Blanquefort ne sera plus que le frère Estève. Mais pourquoi le marquis exige-t-il que son sort s’accomplisse dès à présent ? Pourquoi ne le laisse-t-il pas, pendant quelques années encore, vivre ici près de vous, comme il a si long-temps