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LE DERNIER OBLAT.

vint jusque dans la chambre du fermier-général. Au moment où il s’éveillait, sa femme entra et lui remit la lettre du père-maître.

— Ces moines ont deviné votre opposition, dit Sébastien Godefroi en refermant la lettre ; vous ne vous êtes pas assez méfiée d’eux. À présent, vous n’avez plus rien à ménager ; partez, et cet enfant fût-il déjà devant l’autel, dussiez-vous l’aller chercher jusque là, tentez sa délivrance ; je double la somme que vous lui destinez.

Avant cinq heures, Mme Godefroi monta dans sa chaise de poste ; les chemins étaient affreux ; neuf heures sonnaient quand elle arriva à Châalis. — Les cloches carillonnaient et remplissaient l’air de joyeuses volées, l’orgue mêlait ses sons graves et puissans aux voix qui s’élevaient dans l’église. C’était un chant universel de triomphe et d’allégresse.

Mme Godefroi était descendue à la porte même de l’église. En pénétrant dans la grande nef, elle se trouva au milieu d’un groupe de villageois qu’avait attirés la solennité de ce jour. Les moines étaient dans le chœur ; un nuage d’encens voilait l’autel ; la flamme légère des cierges vacillait à travers la fumée blanche des encensoirs d’argent. Mme Godefroi regarda sans rien voir.

— Ma bonne mère, dit-elle en tremblant à une vieille femme agenouillée à l’écart, où en est-on de la cérémonie ? Que fait-on là-bas dans le chœur ?

— C’est fini, vous arrivez trop tard, répondit la vieille femme sans se déranger et sans tourner la tête.

Mme Godefroi pâlit sous son rouge, et les larmes lui vinrent aux yeux. En ce moment, elle aperçut Estève debout au milieu du chœur, le front calme et rayonnant, le regard tourné vers le ciel, et comme perdu dans les espaces infinis où sa foi cherchait le Dieu auquel il venait de donner sa vie.

— Oh ! triste victime, ton sort s’est accompli ! murmura Mme Godefroi en s’éloignant ; maintenant ne t’éveille pas à la lumière, à la vérité : reste à jamais enseveli dans les ténèbres de ton ignorance, meurs sans avoir vécu ; c’est le seul vœu que puissent désormais faire pour toi ceux qui t’aiment !


Mme Ch. Reybaud.