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à minuit il faudra descendre au chœur pour les matines. Que Dieu reste avec vous, mon fils !

Selon l’usage, le père-maître ferma la porte en dehors et emporta la clé, mais une seconde clé resta entre les mains d’Estève ; de cette manière, il était libre de sortir à l’heure des offices, et personne ne pouvait entrer dans sa cellule ni communiquer avec lui, si ce n’était par un vasistas pratiqué dans la porte.

Il alluma la lampe de terre posée sur le prie-dieu, entre un sablier et une tête de mort : une faible lumière éclaira la cellule, et lutta contre les derniers rayons du jour qui s’éteignait. La fenêtre ouverte laissait apercevoir, à travers un nébuleux crépuscule, l’enceinte du cimetière, et au-delà les cimes touffues de la forêt de Perthe. Estève s’assit au pied du lit et demeura plongé dans de tristes méditations. Jamais il n’avait compris comme en ce moment la brièveté de notre vie ici-bas et le néant de sa propre existence. Les mystères terribles que la pensée humaine ne saurait pénétrer, le commencement et la fin des jours que la main de Dieu nous mesure, épouvantaient son imagination. Il regardait d’un œil fixe ce sablier dont la poussière s’écoulait avec un bruit presque insensible, cette tête où l’intelligence et la vie avaient régné naguère, et, frappé de la marche rapide du temps, du pouvoir souverain de la mort, il sentait s’élever dans son ame un désir âpre et confus, le besoin de vivre avant de mourir. Il oubliait les promesses de la religion, les récompenses éternelles, les supplices de l’enfer, toutes ses croyances, toutes ses résolutions ; il oubliait Dieu même, dans cet élan involontaire vers des voies inconnues.

Bientôt, cependant, il s’éveilla saisi de remords, au milieu de ces songes funestes ; son ame revint à Dieu par un vif et prompt retour, et, prosterné sur les dalles humides de la cellule, il répandit des larmes amères.

Pendant qu’il priait ainsi, un léger bruit annonça que quelqu’un s’arrêtait à la porte et ouvrait le vasistas. C’était le père Bruno qui revenait, poussé par une secrète inquiétude. En apercevant Estève agenouillé, le visage couvert de larmes et comme abîmé dans un affreux désespoir, il ouvrit la porte et entra brusquement.

— Qu’est-ce donc, mon cher fils, et comment vous trouvé-je ! s’écria-t-il. Pourquoi ces terreurs, ces défaillances ? Revenez à vous, mon enfant, et regardez de sang-froid tout ce qui vous environne. Pour un esprit comme le vôtre, il n’y a rien ici d’effrayant ou de terrible.