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LE DERNIER OBLAT.

Un matin, à l’issue de la messe, le prieur fit dire au maître des novices de se rendre dans la sacristie avec le frère Estève. À cet ordre, le père Bruno baissa la tête d’un air attristé, sa figure joviale et débonnaire s’assombrit, et, prenant à partie le jeune novice, il lui dit :

— Mon cher fils, le message de sa paternité m’annonce que vous devez bientôt me quitter ; ce n’est plus sous mon autorité que vous allez vivre ; après votre profession, vous ne devrez plus obéissance qu’à Dieu et à notre révérend père prieur. Je me sépare de vous à regret, mon enfant, car cette séparation est réelle, bien que nous restions tous deux aux mêmes lieux. Le grand et le petit cloître communiquent par une galerie dont les portes ne se ferment jamais, et pourtant il y a là comme une barrière que personne n’oserait franchir : nous nous verrons chaque jour, mais nous ne serons plus ensemble.

— Mon père, il me semblait que je ne devais jamais vous quitter, s’écria douloureusement Estève. Eh quoi ! même ici, je dois me séparer de ceux que j’aime et que je vénère du fond de mon cœur !

— Il faut se soumettre à la volonté de Dieu, mon cher fils, dit le vieux moine avec une expression amère d’abnégation et en serrant les mains d’Estève dans ses mains froides et ridées ; allons !

Ils marchèrent silencieusement jusqu’à la porte de la sacristie. Le père Bruno serrait le bras d’Estève avec une sorte de crainte et de pénible agitation. Quand ils furent près de la porte, il s’arrêta par un brusque mouvement ; il tremblait et hésitait, comme troublé par quelque combat intérieur ; enfin, se rapprochant encore davantage d’Estève, qui le regardait inquiet et agité aussi, il lui dit à voix basse : — Mon fils, les vœux que tu dois faire sont terribles, irrévovocables… songes-y tandis qu’il est temps encore… Il y a de mauvais moines… des hommes qui gardent l’habit malgré leur volonté… il y en a ici… Mon fils, recueille-toi, descends en ton ame, y trouves-tu une ferme et sincère vocation ?

Estève était tombé à genoux, il appuyait son front sur les mains du père Bruno, et les pressait de ses lèvres avec un élan de tendresse et de gratitude ; car il comprenait le sentiment de profonde affection, d’extrême sollicitude qui suggérait ces paroles, ces questions au bon vieux moine.

— Oui, mon père, lui répondit-il avec calme, ma vocation est ferme et sincère ; ma mère m’a voué à Dieu dès ma naissance, et je veux être à lui, je le veux de toutes les forces de mon ame et de ma volonté.