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LE DERNIER OBLAT.

— Je me rends aux ordres de votre paternité, dit le vieux moine en s’inclinant avec le respect que lui commandait le rang du père Anselme dans la hiérarchie monastique.

— Que l’esprit du Seigneur soit avec nous, mon père ! répondit le prieur ; ce que j’ai à vous dire est d’un grave intérêt pour l’honneur de notre maison en général et pour le salut d’un de nos frères en particulier. Depuis dix ans que, par la grace de Dieu, je gouverne l’abbaye, je m’en suis entièrement remis à votre sagesse pour la conduite des novices, et vos œuvres ont toujours répondu à ma confiance. Aujourd’hui, cependant, je crains que vous n’ayez manqué de prudence et de prévision. Vous avez autorisé le frère Estève à recevoir une visite, la visite d’une femme !

— Ah ! mon révérend père, il n’y avait pas ombre de danger, la moindre occasion de péché, répliqua le père Bruno en souriant ; cette dame est la proche parente du frère Estève, c’est une personne respectable par son âge.

— Et non par ses vertus peut-être, interrompit le prieur ; mais ne médisons pas sans nécessité du prochain. Dites-moi, mon père, cette dame, cette parente a-t-elle parfois écrit à votre jeune novice ?

— Jamais, mon révérend père.

— Vient-elle le visiter souvent ?

— C’est la première fois, mon révérend père, que le frère Estève est appelé au parloir.

— Alors le mal n’est pas si grand que je l’avais craint, murmura le prieur. Et après un moment de réflexion, il ajouta : — Et cette dame, a-t-elle annoncé qu’elle reviendrait ?

— Oui, mon révérend père, l’année prochaine, à pareil jour, avant la profession de son neveu ; elle l’a promis en le quittant.

— Ah ! père Bruno, père Bruno ! dit le prieur avec un soupir, combien d’influences maudites nous disputent ces pauvres ames entrées à peine dans les voies du salut ! combien de vocations perdues lorsque nous les croyions si sûres ! Nous vivons dans un siècle d’abomination et d’impiété ; l’esprit de révolte pénètre jusque dans les cloîtres ; c’est à nous de veiller au maintien des saintes doctrines, d’arrêter la décadence qui menace les ordres monastiques. Des temps meilleurs viendront, sans doute ; ce n’est pas la première fois que la religion est attaquée ; elle a triomphé déjà de l’hérésie, elle triomphera encore de la philosophie, de l’athéisme, de toutes les sectes impies que ce siècle a enfantées. Dieu nous a choisis pour lutter pendant ces jours d’épreuve ; que sa volonté soit faite ! Je sens que mes forces ne sont pas au-dessous de la tâche qu’il m’a imposée.