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— Je n’ai pas encore eu à m’y soumettre, répondit Estève ; depuis le jour de mon arrivée ici, il ne m’a plus adressé la parole. Sa paternité en use ainsi à l’égard de tous les novices, et les abandonne entièrement à la direction de notre révérend père-maître.

— Il est sûr de les retrouver plus tard, pensa Mme Godefroi, qui avait gardé dans sa mémoire l’éloge que M. de Blanquefort avait fait devant elle du zèle inflexible et des sévères vertus du père Anselme. Elle continua d’interroger Estève sur tous les détails de la vie monacale, l’écoutant sans manifester ni approbation ni blâme, et réfléchissant à cette destinée dont le néant lui faisait horreur, à l’avenir de cet enfant qu’elle eût voulu sauver d’une existence qui, dans ses idées, était le dernier terme de la misère humaine. Depuis longtemps, une pensée, un généreux projet préoccupait son esprit ; la fortune du fermier-général Sébastien Godefroi était immense ; sa femme avait pu, dans une seule année, amasser une somme considérable, et dont elle pouvait disposer à son gré. C’était une fortune suffisante pour faire vivre en quelque endroit du monde que ce fût celui qui la posséderait : en prélevant cette part sur ses richesses, Mme Godefroi avait songé à Estève. Mais il était dangereux, presque impossible, de le lui dire ouvertement ; une question directe eût épouvanté sa conscience et peut-être jeté son esprit dans une perplexité inutile. Elle se hasarda seulement à l’interroger d’une façon détournée. Quand il lui eut raconté les occupations, les amusemens des novices ; quand il lui eut parlé longuement de la piété indulgente, de la douceur d’ame et de la sagesse aimable du père Bruno, elle lui dit en le regardant en-dessous pour observer l’effet de ses paroles : — Vous auriez donc un bien grand regret, mon cher enfant, s’il fallait quitter ce bon père et l’abbaye de Châalis ?

— Pour retourner à la Tuzelle, près de ma mère et de M. l’abbé ! s’écria Estève en pâlissant d’émotion à cette question imprévue, et qui lui sembla renfermer quelque intention.

— Mais, non, non, cher enfant, dit Mme Godefroi en affectant un air tranquille ; ceci est une supposition. Je vous demandais simplement si, après cette première année d’épreuve, vous ne ressentiez ni regret ni dégoût, si vous n’aviez aucun retour vers le monde ?

— Aucun, répondit Estève sans hésiter.

— Ainsi vous ne voudriez pas connaître ce monde dont vous n’avez guère d’idée ? Vous êtes sans désirs, sans curiosité ? La liberté ne vous fait pas envie ? Pour me répondre, il faudrait vous figurer un moment que vous ne portez plus cet habit, que vous êtes hors