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LE DERNIER OBLAT.

quis n’était pas ce qu’il a été depuis. Madame était jeune, jolie, partout fêtée ; elle ne songeait guère à son salut : tout à coup ses idées changèrent ; elle tomba dans la dévotion à la suite d’un évènement terrible qui s’est passé ici, sous ses yeux… il y aura dix-sept ans à la Saint-Lazare.

— Ma sœur ne m’en a rien écrit, je n’en ai rien su ! dit Mme Godefroi étonnée ; il y a long-temps de cela ; mais tu dois t’en souvenir ; tu étais là sans doute ?

— Sainte Vierge ! il me semble que j’y suis encore, répondit la Babeau en regardant la lune dont le disque argenté se levait à l’horizon. C’était par une soirée comme celle-ci, une belle soirée claire comme le jour ; Mme la marquise était à la campagne depuis une semaine ; monsieur devait la venir trouver pour les vacances, qui commençaient au 1er  septembre. Donc le jour de Saint-Lazare, qui est le dernier du mois d’août, Mme la marquise était seule ici avec ses gens et le petit comte, M. Armand, qui avait alors dix ans. Il pouvait être environ minuit ; les gens étaient déjà couchés ; Mme la marquise m’avait dispensée de l’attendre pour la déshabiller ; je l’avais laissée lisant dans le salon, et j’étais montée à ma chambre. Je faisais mes prières, lorsque j’entendis dans le chemin un coup de fusil, et presque aussitôt deux autres coups, puis le bruit d’une voiture qui arrivait. Nous n’attendions monsieur que le lendemain ; pourtant j’eus l’idée que c’était lui, car les chiens n’aboyèrent pas. Je descendis, et dans l’escalier je rencontrai madame ; elle était pâle comme une trépassée, et si tremblante qu’elle fut obligée de s’asseoir sur les marches. — Babeau, me dit-elle, as-tu entendu ? Je suis sûre qu’il est arrivé un malheur. — Au même moment on frappa au grand portail. Madame se releva ; l’inquiétude où elle était par rapport à M. le marquis lui donna subitement une force extraordinaire ; ce fut elle qui ouvrit le portail. En reconnaissant la voiture de monsieur, elle jeta un cri et s’appuya sur moi, sans oser s’assurer par elle-même de ce qui était arrivé ; ce fut moi qui, regardant au fond du carrosse, aperçus la première un corps étendu sur les coussins. M. le marquis était assis sur le devant, et il avait fait monter Saint-Jean à côté de lui.

Madame ne comprit pas d’abord ce qui venait d’arriver ; elle avait un si grand effroi, qu’elle était comme égarée et poussait des gémissemens pitoyables. M. le marquis descendit de carrosse ; il était tout couvert de sang, et, sans prendre garde à cela, il vint vers sa femme : — Rassurez-vous, lui dit-il, je ne suis pas blessé ; mais il y a là quelqu’un de mort… le vicomte Gabriel d’Entrevaux.