Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/409

Cette page a été validée par deux contributeurs.
403
LE DERNIER OBLAT.

L’hiver s’écoula ; un souffle humide et tiède se répandit dans toute la nature, et fit éclore les germes cachés dans le sein de la terre. Estève salua le retour du printemps avec un indicible sentiment de joie ; pour ceux dont le cœur vit de peu et qui n’ont que des élémens de bonheur insuffisans, il y a, dans le spectacle de la nature, des influences bénies, des émotions inconnues aux ames dont la vie est plus puissante, mieux remplie, et dont les forces égalent à peine l’activité. Le cœur du novice se réjouit, comme au retour d’un ami, quand reparut le beau soleil de mai. Toute la saison rigoureuse s’était écoulée pour lui avec la rapidité que donnent au temps des habitudes uniformes : il n’avait pas senti passer les jours, et, hormis quelques momens de ferveur intérieure et de vague exaltation, il avait végété comme les autres moines. Mais lorsque l’haleine du doux printemps eut fait remonter le sang à son front pâli, il lui sembla qu’une nouvelle vie circulait dans ses veines et débordait de son cœur ; il se sentit tout à la fois plus heureux et plus triste. Le père-maître, auquel il déclarait ingénument toutes ses impressions, connaissait ces dangereux symptômes ; il savait ce que présageaient ordinairement ces langueurs d’ame, ces alternatives de contentement et de souffrance, et il se hâta d’y porter remède. L’expérience lui avait appris comment il fallait combattre cette activité fatale qu’augmentaient la prière, la solitude et l’oisiveté forcée du cloître. En pareil cas, il avait recours à toutes les distractions que permettait la règle, et à d’incessantes et matérielles occupations. — La mesure fut générale : les novices ne firent plus de méditation ; le matin ils quittèrent leur cellule une heure plus tôt, le soir ils y rentrèrent deux heures plus tard, et ils sortirent chaque jour pour de longues promenades.

Estève eut alors des jours de placide allégresse. Le spectacle de la nature lui causait de tendres et religieuses admirations. Ses yeux, accoutumés aux teintes grisâtres, à la végétation chétive et brûlée des environs de la Tuzelle, se reposaient charmés sur les vastes ombrages de la forêt d’Ermenonville et sur les fraîches prairies que baigne la Launette. Il aimait les plaines verdoyantes, les lignes onduleuses et estompées par de légers brouillards, les vaporeux horizons des paysages du Valois. La sérénité mélancolique et comme voilée de cette nature sur laquelle le soleil jette de plus pâles rayons parlait davantage à son imagination que les splendeurs du ciel méridional. Le silence et la fraîcheur des bois, les harmonies du vent, les parfums de la végétation naissante, lui causaient une sorte d’attendrissement, de mélancolie qui pénétrait son ame sans l’accabler.