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in-folios et déchiffrer des parchemins moisis ; nous autres, qui avons le bonheur de porter l’habit blanc de saint Benoît, nous n’avons pas besoin de toute cette science pour bien vivre et pour bien mourir.

— Je le crois, mon père, dit docilement Estève ; mais, si votre révérence le permettait, j’emploierais le temps des récréations à quelque autre travail qu’elle-même me choisirait.

— Point du tout, mon cher fils, s’écria gaiement le père-maître ; il faudra vous amuser par esprit de pénitence ; les récréations de Noël approchent, ce sera une belle occasion de vous mortifier. En attendant, faites comme les autres novices, jouez aux échecs et au tric-trac dans le chauffoir, et promenez-vous au soleil dans le préau les jours de beau temps.

Les moines n’étaient point cloîtrés comme les religieuses ; ils pouvaient, avec la permission de l’abbé ou du prieur, sortir du monastère pour des journées entières, et même s’en éloigner pendant quelque temps. Les bénédictins de Châalis obtenaient rarement cette dernière faveur depuis que le père Anselme gouvernait la communauté ; mais ils sortaient souvent pour faire de longues promenades aux environs, le père-maître accordait volontiers cette récréation à ses disciples, et chaque dimanche ils visitaient quelqu’un des admirables sites au milieu desquels s’élevait l’abbaye de Châalis. Ces promenades furent pour Estève un plaisir vif et nouveau. On était aux premiers jours d’automne quand il entra dans le monastère, et bientôt les vents glacés dépouillèrent les arbres et séchèrent l’herbe des prés ; les bruits qui égaient la solitude des bois cessèrent de se faire entendre ; il n’y eut plus dans l’air ni chants ni murmures, mais il y avait encore d’austères beautés dans l’aspect de ces campagnes nues et muettes. Lorsque la neige couvrait la terre et que les branches des grands arbres se détachaient comme de sombres arabesques sur la teinte blafarde du ciel, lorsque les novices frileux, enveloppés de leur large manteau et la tête ensevelie dans leur capuchon, hâtaient le pas dans les chemins déserts, Estève aimait à rester en arrière et à se recueillir un moment en présence de ce deuil universel. Debout sur quelque tertre isolé, il suivait du regard les novices qui s’en allaient comme une procession de fantômes, tandis qu’au-dessus de leurs têtes tourbillonnait une bande de corneilles aux ailes noires. Il écoutait les sons clairs et pressés de la cloche du petit cloître qui semblait rappeler les frères dans le bercail bien clos où ils ne sentiraient plus la fatigue ni le froid ; puis, à la voix du père-maître, il sortait de sa rêverie et regagnait avec les autres le chemin du couvent.