Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/400

Cette page a été validée par deux contributeurs.
394
REVUE DES DEUX MONDES.

a eu plus d’une fois la hardiesse de résister aux volontés de dom prieur. Si cela est véritable, c’en est fait de son ame et de son salut. Dieu nous préserve de tomber dans un si grand péché ! Souvenons-nous toujours que l’obéissance est la voie royale pour arriver au ciel.

Lorsque les graces furent dites, la communauté se sépara, et le père Bruno ramena les novices dans leur dortoir. Après avoir fait le tour des cellules, il entra, avant de se retirer, dans celle d’Estève.

— Eh bien ! mon cher fils, lui dit-il, comment avez-vous passé cette journée ? Quelle impression a produite sur vous ce que vous avez vu, et que vous en reste-t-il dans l’ame ?

— Ah ! mon père, répondit Estève, je ne sens rien, qu’un étonnement mêlé de reconnaissance et de joie. Toutes les heures de cette journée ont passé pour moi comme des minutes, et pourtant, chose étrange ! il me semble qu’il y a bien long-temps que j’ai vu les choses qui sont arrivées ce matin, que des années se sont écoulées depuis que j’ai quitté ma bonne tante.

— C’est tout-à-fait ce que j’éprouvai, mon cher fils, lorsque j’entrai dans cette maison, il y a quarante ans. Loué soit Dieu ! vous avez la bonne vocation. Je le reconnais à des signes certains. Ce n’est pas vous qu’on verra retourner au siècle après quelque temps d’épreuve ; vous êtes à nous pour toujours.

À ces mots, le père-maître fit le tour de la cellule comme pour s’assurer par lui-même que tout y était dans l’ordre convenable, puis il se retira après avoir paternellement embrassé son nouveau disciple.

Lorsque Estève fut seul enfin, il se laissa tomber au pied de son lit avec une sorte d’accablement, de défaillance d’esprit et de corps qui tenait à une grande lassitude physique et morale. L’étonnement de sa nouvelle situation l’absorba d’abord ; puis des choses qu’il avait oubliées pendant cette journée lui revinrent en mémoire. Au seuil de sa vie nouvelle, il eut un retour vif et profond vers sa vie passée ; il se rappela les personnes si chères qu’il avait quittées peut-être pour toujours. Sa pensée le ramena aux lieux qu’elles habitaient ; il revit la grande chambre démeublée où il dormait naguère près de l’abbé Girou, le jardin inculte de la Tuzelle, et, saisi d’un inexprimable serrement de cœur, il pleura amèrement.

Peu à peu cependant, l’aspect calme et riant de sa cellule, le silence absolu qui régnait autour de lui, apaisèrent son imagination. Les instincts qui venaient de se révolter en lui se soumirent de nouveau, et le sentiment religieux reprit tout son empire. Il se releva et