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LE DERNIER OBLAT.

Quelques années avant la révolution, elle était encore un des plus beaux monumens religieux des environs de Paris. Les bénédictins de Châalis ne pratiquaient point les mêmes austérités que les moines réformés de l’ordre de Citeaux. Ils n’observaient pas, comme les feuillans, une continuelle abstinence, un silence perpétuel ; ils ne dormaient pas sur un sac de paille et ne se levaient pas au milieu de la nuit pour dire l’office, comme les trappistes. Le travail intellectuel, les savantes études, n’étaient pas non plus d’obligation chez eux comme dans les congrégations de Saint-Maur et de Cluny. Leur vie, exempte de ces mortifications incessantes, de ces patiens labeurs, devait, selon l’esprit de la règle, s’écouler dans la simple observation des trois vœux religieux.

L’abbé Girou ne s’était pas trompé dans ses prévisions : son élève n’éprouva, en arrivant au seuil de l’abbaye de Châalis, aucune de ces défaillances qui saisissent les ames les plus ferventes au moment de quitter le monde dont elles emportent quelque souvenir. Estève n’avait pas même entrevu ce monde auquel il allait renoncer ; rien n’existait pour lui hors du cloître, rien qu’une maison solitaire où vivaient une sainte femme, un vieux prêtre, objets de sa vénération et de son amour. Son cœur se les rappelait sans cesse, mais il se résignait avec une pieuse soumission à la volonté de sa mère, qui l’avait éloigné d’elle pour le donner tout entier à Dieu. Mme Godefroi avait religieusement rempli sa promesse ; sans s’arrêter, sans se détourner un moment pour embrasser sa famille, elle avait conduit Estève à l’abbaye de Châalis. Là, au moment de le quitter, elle se souvint encore des dernières recommandations de sa sœur, et, contenant ses inquiétudes, ses funestes prévisions, elle dit simplement au pauvre oblat : — Mon cher enfant, vous voici dans la retraite que votre mère a choisie pour vous mettre à l’abri des vicissitudes qui troublent notre vie ici-bas. Sans doute, vous y trouverez la paix, un inaltérable bonheur. Si parfois, cependant, vous ressentiez quelque affliction, s’il y avait dans votre existence des jours d’amertume, de dégoût, de secrète désolation, souvenez-vous qu’il y a aussi dans la vie du monde de grandes peines, et qu’il n’est pas donné à l’homme d’être heureux sur la terre. Chaque année, mon enfant, je reviendrai vous voir, et quelque jour peut-être aurai-je le bonheur de vous amener votre mère et le bon abbé Girou.

Ces paroles tendres et calmes, ces adieux mêlés d’espérance, laissèrent dans l’ame d’Estève une joie triste, et tempérèrent l’impression d’abattement, de vague frayeur, qu’il ressentit en se trouvant seul