Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/379

Cette page a été validée par deux contributeurs.
373
L’ARCHIPEL DE CHAUSEY.

rèrent, et, tandis que l’annélide cherchait à s’enfoncer dans le sable, une des plus jeunes, et par conséquent des plus téméraires, la saisit par le milieu du corps. Enhardies par cet exemple, les autres ne tardèrent pas à l’imiter, et la pauvre arénicole fut tiraillée en tout sens, jusqu’à ce qu’une grosse chevrette, s’élançant comme un trait de derrière un groupe de corallines, vint disperser ses compagnes plus faibles, et s’approprier le butin. Mais je vis bientôt qu’elle aurait à partager ; de tous côtés le sable s’agitait, et il en sortit une vingtaine de petits turbo et buccins qui, avertis du voisinage d’une proie, voulaient avoir part au festin. Sans hésiter, ils se dirigèrent en ligne droite vers l’arénicole, dont le corps fut en un clin d’œil couvert de ces mollusques voraces. Je croyais son sort définitivement fixé, quand un petit crabe mœnade sortit de dessous une pierre, vint chasser la chevrette, et, se mettant à entraîner l’annélide, en détacha presque tous les turbo, qui se hâtèrent de rentrer dans le sable. Il ne jouit pas long-temps de son triomphe, un gros crabe tourteau parut à son tour sur la scène, et le pauvre petit mœnade dut se hâter de battre en retraite pour échapper à ses redoutables pinces. Toutefois, il ne perdit pas de vue le mets friand dont il avait goûté, et, mettant à profit un moment où le tourteau, effrayé ou attiré par je ne sais quoi, s’était éloigné, il s’élança rapidement, saisit cette arénicole tant disputée, et alla, pour plus de sûreté, la manger au sec, à quelque distance de la mare.

Les premiers temps de mon séjour à Chausey furent employés à prendre une idée générale de la faune du pays, et, parmi les espèces qui passèrent alors sous mes yeux, il s’en trouva bon nombre de nouvelles. Si j’eusse voulu me livrer à ce genre de recherches, je serais certainement revenu avec une ample moisson ; mais j’avoue que je n’ai jamais eu ni beaucoup de goût, ni beaucoup d’estime pour cette science, qui se borne à regarder l’extérieur d’un animal, puis à le piquer sur un liége ou à le mettre en bocal, en collant au-dessous une étiquette. Sans doute un premier travail d’inventaire était indispensable, et je suis loin de nier tout ce que nous devons de reconnaissance aux patiens et laborieux observateurs qui ont dressé le catalogue raisonné des espèces vivantes. Cependant réduire la zoologie à ce rôle de commissaire-priseur serait une erreur des plus grandes. Celui qui ne connaît d’un animal que le nom et la place qui lui revient dans un système de nomenclature plus ou moins bien assis, ne mérite pas plus le titre de naturaliste qu’un garçon de bibliothèque n’est digne de l’épithète de savant parce qu’il sait par cœur