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belle plage que je venais de parcourir et les vagues se briser en écume contre ces rochers naguère si éloignés d’elles ; lorsque ces navires de commerce, ces bateaux pêcheurs, ces canots, quelques instans auparavant couchés sur un lit de fange noirâtre, se redressèrent successivement pour flotter, bientôt en pleine eau, ce spectacle me remua profondément. La marée est très forte à Granville et dans toute la Manche. La différence de niveau entre la haute et la basse mer est quelquefois de plus de quarante pieds. Sur quelques points, autour du mont Saint-Michel par exemple, l’espace qu’elle couvre et laisse à sec alternativement forme une zone de plusieurs lieues de large. L’imagination recule à l’idée de ces masses liquides que l’attraction du soleil et de la lune balance ainsi d’un rivage à l’autre. Aussi quatre mois de séjour sur les côtes ont pu me familiariser avec ce phénomène, mais non diminuer l’admiration qu’il me causa dès le premier jour.

Les anciens appelaient la terre alma parens, bonne mère ; combien la mer, et surtout l’Océan, me paraissent plus dignes de ce nom ! Avant de récolter le grain qui lui servira de nourriture, avant de cueillir le fruit qui étanchera sa soif, l’habitant des terres doit planter l’arbre ou fatiguer le sol avec la charrue. Des mois, des années, s’écouleront, sans qu’il soit payé de son labeur, et peut-être qu’au moment de jouir de ses peines passées, un coup de vent, une ondée de grêle, suffiront pour détruire ses justes espérances. Le fils de l’Océan ne connaît ni ces longues attentes ni ces douloureux mécomptes. — La mer baisse ; à l’ouvrage ! — Jeunes et vieux peuvent s’y mettre, car ici il y a de la place pour tous, du travail proportionné à tous les âges, à toutes les forces. Les hommes, leurs robustes compagnes, retournent avec la pioche ce sable que la mer a couvert pendant quelques heures, et bientôt leurs paniers se remplissent de bucardes, de solen, de vénus, coquillages moins délicats, mais plus nourrissans que les huîtres, de lançons, petit poisson très recherché, de forme allongée, qui se cache et se meut dans le sable avec une merveilleuse agilité. Pendant ce temps, les jeunes filles promènent leurs filets en forme de poches dans les mares que la mer a laissées en se retirant, et récoltent la chevrette ou font prisonnier quelque homard, quelque crabe tourteau, quelque poisson de rivage attardé loin de sa retraite. D’autres, armées d’un bâton que termine un fort hameçon, fouillent sous les pierres, dans les creux du rocher, et en retirent soit le congre à la peau glissante, soit le poulpe aux huit bras, la sèche ou l’encornet, qui tentent vainement d’échapper en s’entou-