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LE CHEVALIER DE TRÉFLEUR.

à la race étourdie, hautaine et joyeuse, qui se décimait par le duel ; Robert Wramp appartenait à la race taciturne, austère et pleureuse, qui se décime par le suicide.

Tous les deux arrivèrent à peu près en même temps au pré de Mulfen. Gerblies et Percamp furent étonnés de voir le chevalier à pied et sans témoin. — L’air mélancolique et les pieds poudreux ! dit Gerblies à Percamp en examinant rapidement son adversaire. Il paraît qu’il est dans un de ses accès de folie sentimentale et champêtre. On prétend qu’il n’y a point de semaine où il ne devienne tout un jour une espèce de poète élégiaque aussi sensible à la beauté des champs que M. Delille lui-même. L’autre jour, la marquise de V……, qui s’est fait ordonner l’exercice du cheval depuis que son cousin est revenu et que son mari a la goutte, la marquise de V……, m’a dit qu’elle l’avait aperçu dans un chemin où elle galopait avec cet heureux cousin, à pied, marmottant des paroles dans un livre et portant au bout d’un bâton son habit et son chapeau. — Ah ! Fi ! dit Percamp, voilà qui sent le Jean-Jacques ; c’est vouloir donner aux Allemands une bien triste idée de notre noblesse. Je suis sûr qu’en le voyant passer, on se dit : Voici un de ces purs et candides gentilshommes qui ont commencé par des bergeries à la manière de Racan la grande besogne que les bouchers se sont chargés de finir. — L’amant de Marguerite s’avança gravement vers les deux émigrés. — Eh bien ! chevalier, s’écrièrent en même temps Percamp et Gerblies, vous n’avez pas de témoin ? — Un témoin suffira pour nous deux ; j’aimais mieux venir seul le long des sentiers en conversant avec les arbres, que d’avoir à subir les discours d’un indifférent dans les derniers instans qu’il me reste peut-être à passer sur cette terre. — Ma foi, chevalier, dit Gerblies, je suis fâché que notre duel soit tombé dans un de vos jours de misanthropie ; je vois que l’affaire va se passer tristement. Vous qui aviez jadis la réputation de recevoir un coup d’épée et de perdre cent pistoles sans cesser un instant de sourire, quelle lugubre figure vous avez aujourd’hui ! Le beau plaisir de vous avoir pour adversaire ! autant vaudrait se battre avec un de ces blonds et pâles Allemands tout imprégnés de sentimentalité et de rêverie, que nous rencontrons quelquefois aux thés esthétiques comme ils appellent certaines soirées, dans la langue pédante de ce pays-ci.

Je ne sais pas si l’ame primitivement germanique qui était renfermée dans le corps du chevalier de Tréfleur tressaillit d’indignation à ce quolibet, mais pour toute réponse l’ancien artiste se mit