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de la coupole appartient à l’Orient, et que le ciel du Nord demande à être déchiqueté par les aiguilles et les angles aigus de l’architecture gothique.

Le ciel de Londres, même lorsqu’il est dégagé de nuages, est d’un bleu laiteux où le blanchâtre domine, son azur est plus pale sensiblement que celui du ciel de France ; les matins et les soirs y sont toujours baignés de brumes, noyés de vapeurs. Londres fume au soleil comme un cheval en sueur ou comme une chaudière en ébullition, ce qui produit dans les espaces libres de ces admirables effets de lumière si bien rendus par les aquarellistes et les graveurs anglais. Souvent, par le plus beau temps, il est difficile d’apercevoir nettement le pont de Southwark du port de Londres, qui cependant sont assez rapprochés l’un de l’autre. Cette fumée, répandue partout, estompe les angles trop durs, voile les pauvretés des constructions, agrandit la perspective, donne du mystère et du vague aux objets les plus positifs. Avec elle, une cheminée d’usine devient aisément un obélisque, un magasin de pauvre architecture prend des airs de terrasse babylonienne, une maussade rangée de colonnes se change en portique de Palmyre. La sécheresse symétrique de la civilisation et la vulgarité des formes qu’elle emploie s’adoucissent ou disparaissent grace à ce voile bienfaisant.

Les marchands de vin, si communs à Paris, sont remplacés à Londres par les distillateurs de gin et autres liqueurs fortes. Les boutiques de gin sont fort élégantes, ornées de cuivres, de dorures, et forment un contraste pénible par leur luxe avec la misère et le délabrement de la classe qui les fréquente. Les portes sont creusées à hauteur d’homme par les mains calleuses qui sans relâche en poussent les battans. Je vis entrer dans une de ces boutiques une vieille pauvresse qui est restée dans ma mémoire comme un souvenir de cauchemar.

J’ai étudié de près la gueuserie espagnole, et j’ai souvent été accosté par les sorcières qui ont posé pour les caprices de Goya. J’ai enjambé le soir les tas de mendians qui dormaient à Grenade sur les marches du théâtre ; j’ai donné l’aumône à des Ribeira et à des Murillo sans cadre enveloppés dans des guenilles où tout ce qui n’était pas trou était tache ; j’ai erré dans les repaires de l’Albaycin et suivi le chemin de Monte-Sagrado, où les gitanos creusent leurs tanières dans le roc sous les racines des cactus et des figuiers d’Inde ; mais je n’ai jamais rien vu de plus morne, de plus triste et de plus navrant que cette vieille entrant dans le gin-temple.