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qui est sept ou huit fois large comme la Seine. Votre œil s’arrête sur l’acrotère d’une maison bizarrement découpée à jour ; vous cherchez à quel ordre d’architecture appartient ce genre d’ornement. En vous approchant, vous découvrez que ce sont des lettres de cuivre doré, indiquant un magasin quelconque, et qui servent à la fois d’enseigne et de balustrade. En fait de charlatanisme d’affiche, les Anglais sont sans rivaux, et nous engageons nos industriels à faire un petit tour à Londres pour se convaincre qu’ils ne sont que des enfans auprès de cela. Ces maisons, ainsi bariolées, placardées, zébrées d’inscriptions et de pancartes, vues du milieu de la Tamise, présentent l’aspect le plus bizarre.

Je ne fus pas peu surpris d’apercevoir intacte, du moins à l’extérieur, la Tour, que je croyais, d’après les descriptions des journaux, brûlée et réduite en cendre. La Tour n’a rien perdu de son antique physionomie ; elle est encore là, avec ses hautes murailles, son attitude sinistre et son arcade basse (la porte des Traîtres), sous laquelle un bateau noir, plus sinistre que la barque des ombres, apportait les coupables et venait reprendre les condamnés à mort. La Tour n’est pas, comme son nom semblerait l’indiquer, un donjon, un beffroi solitaire ; c’est une bastille en règle, un pâté de tours reliées entre elles par des murailles, une forteresse entourée de fossés, alimentée par la Tamise, avec des canons, des ponts-levis ; une forteresse du moyen-âge, aussi sérieuse pour le moins que notre Vincennes, où se trouvent une chapelle, une messagerie, un trésor, un arsenal, et mille autres curiosités. — Si je tenais à allonger cette lettre outre mesure, mon cher Fritz, je pourrais te donner là-dessus une infinité de détails que tu sais mieux que moi, et que tout le monde peut apprendre en ouvrant le premier livre venu.

Je pourrais m’attendrir sur le triste sort des enfans d’Édouard, de Jane Grey, de Marie Stuart, et surtout de la pauvre Anne de Bolein, que j’ai toujours beaucoup aimée à cause du joli réseau de veines bleues qui s’entrelacent sous la blonde transparence de ses tempes, dans le délicieux portrait caressé avec tant de patience et d’amour par le précieux Hans Holbein. Il m’eût été facile de déployer une science que je n’ai point, et de remplir une page ou deux de noms propres et de dates, mais je laisse cette besogne à de plus érudits et de plus patiens que moi.

Nous approchions du terme du voyage ; encore quelques tours de roue, et le bateau à vapeur allait toucher à la cale du Custom-House