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tance jouant à s’y méprendre la forteresse gothique en ruine. Toutes ces citadelles, tous ces donjons à pont-levis, à machicoulis, à qui ne manquent même pas les canons et les couleuvrines de bois bronzé, donnent à la côte un air hérissé et rébarbatif, assez pittoresque, et n’en sont pas moins garnies à l’intérieur de toutes les recherches du luxe. On me fit remarquer, au milieu d’un grand parc, une maison blanche à aiguilles gothiques, mais de construction moderne, qui appartient à un juif colossalement riche, Mosé Montefiore, qui accompagna dernièrement M. Crémieux en Orient pour l’affaire des juifs de Damas. À partir de là, la côte décrit une courbe jusqu’à Ramsgate ; dans cette courbe se trouve Deal, où les Romains abordèrent, à ce qu’on dit, pour la première fois lors de leur descente en Angleterre. Je ne vois à cela aucun obstacle. L’on aperçoit ensuite le château de Walmer, résidence du lord-gardien des cinq ports, le duc de Wellington est aujourd’hui chargé de cette dignité ; puis Sandwich, et un peu plus loin Ramsgate, ville de plaisance de Londres, dont les rues tirées au cordeau et les hautes maisons de brique semblent s’avancer jusque dans l’eau. Tout cela est charmant ; mais le vrai coup d’œil, le beau spectacle à n’en pas vouloir d’autre, ce n’est pas la terre, c’est la mer.

Dans la rade de Docons, devant Deal, plus de deux cents vaisseaux de toute forme et de toute grandeur attendent le vent favorable pour passer le détroit. Les uns vont, les autres viennent : c’est un mouvement perpétuel. De quelque côté qu’on se tourne, on voit fumer au bord du ciel la cheminée des bateaux à vapeur, se découper en noir ou en clair l’élégante silhouette des navires. Tout vous indique l’approche de la Babylone des mers. Vers la France, la solitude est complète ; pas une barque, pas un bateau à vapeur. Plus on avance, plus la cohue augmente. L’horizon est encombré ; les voiles s’arrondissent en dôme, les mâts s’allongent en aiguilles, les agrès s’entrelacent ; on dirait une immense ville gothique en dérive, une Venise ayant chassé sur ses ancres et venant à votre rencontre. Les bateaux phares, le jour avec leur peinture écarlate, la nuit avec leur lumière rouge, indiquent la route à ces troupeaux de navires, dont les voiles sont les toisons. Ceux-ci arrivent des Indes, montés par leur équipage de Lascars, et répandent un pénétrant parfum oriental ; ceux-là de la mer du Nord, et n’ont pas encore eu le temps de fondre leurs glaçons. Voici la Chine et l’Amérique, qui apportent leur thé et leur sucre ; mais, dans cette foule, vous reconnaîtrez toujours les navires anglais : leurs voiles sont noires comme celles du vaisseau de Thésée