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que quelques fragmens de classiques, et presque aucun livre de science. Dans les couvens les plus célèbres, on laissait périr les plus belles collections. Pour montrer quelle était l’incurie des moines à cet égard, même dans les siècles où tous les esprits se tournaient vers l’étude des lettres, il suffira de citer le récit qu’un ancien commentateur de Dante, Benvenuto da Imola, fait de la visite de Boccace à la bibliothèque du Mont-Cassin. Voici ce passage que Muratori a publié, et auquel nous conservons toute sa rude simplicité :

« Je veux rapporter ici ce que racontait agréablement mon vénérable précepteur, Boccace de Certaldo. Il me disait qu’étant dans la Pouille, attiré par la réputation de ce couvent, il se rendit au Mont-Cassin, et que, désireux de voir la bibliothèque qu’on lui avait dit être très riche, il pria un moine respectueusement, car il était très poli, de vouloir bien la lui ouvrir. Mais celui-ci, lui montrant un escalier élevé, répondit rudement : Monte, c’est ouvert. Boccace, montant tout joyeux, trouva ce trésor sans clé ni porte, et il vit l’herbe sur les fenêtres et les livres couverts d’une couche épaisse de poussière. Fort étonné, il commença à ouvrir et à examiner ces manuscrits l’un après l’autre, et il trouva plusieurs volumes anciens et rares qui étaient gâtés de plusieurs manières : ici il manquait un cahier, là on avait coupé les marges, et ainsi de suite. Enfin, regrettant que les travaux de tant de sublimes esprits fussent tombés entre les mains d’hommes si pervers, il s’éloigna triste et les larmes aux yeux. Et rencontrant un moine dans le cloître, il lui demanda pourquoi ces livres si précieux étaient en si mauvais état. Celui-ci lui répondit que quelques moines, voulant gagner deux ou cinq sous, grattaient un cahier et en faisaient de petits psautiers qu’ils vendaient aux enfans, et que des marges ils en faisaient des espèces de talismans qu’ils vendaient aux femmes. — À présent, homme studieux, casse-toi la tête pour composer des livres ! »

Au reste, il faut reconnaître que, si, au moyen-âge, les moines abusèrent tant de l’éponge et du grattoir pour effacer des pages de Cicéron et de Virgile, et les remplacer par des écrits insignifians, ils ne furent pas les inventeurs de ces manuscrits grattés, de ces palimpsestes, comme on les appelle, car le mot et la chose existaient chez les Romains. Cicéron, plaisantant avec Trébatius sur quelques mots raturés dans la lettre qu’il avait reçue de lui, dit à son ami : « Revenons à vos lettres. Tout est fort bien jusqu’ici, mais j’admire qu’écrivant vous-même, vous ayez la patience d’en faire ainsi plusieurs copies. Que vous commenciez à écrire sur un palimp-