Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/261

Cette page a été validée par deux contributeurs.
255
HISTOIRE LITTÉRAIRE.

gués dans la fable ; les autres tombent dans l’oubli, et leur nom n’est plus prononcé.

Cet affaiblissement inévitable des témoignages historiques, qui, dans quelques siècles, portera infailliblement nos descendans à douter de l’existence de César et d’Alexandre, a exercé plutôt la curiosité de quelques géomètres que les méditations des historiens. Craig, habile mathématicien écossais du XVIIe siècle, homme pieux et sincèrement attaché à la religion chrétienne, ne craignit pas de faire à ce sujet un calcul qui semblerait sorti de la plume railleuse d’un disciple de Voltaire. Ayant égard à l’affaiblissement continuel des preuves du christianisme, Craig, dans ses Principes mathématiques de la Théologie chrétienne, publiés à Londres, en 1699, avança qu’au bout de quatorze cent cinquante-quatre ans, les raisons de croire au christianisme se seraient tellement affaiblies, qu’une nouvelle révélation et un second avènement de Jésus-Christ deviendraient nécessaires afin que la religion chrétienne pût se perpétuer ! Sans s’arrêter ici à cette singulière prédiction pour l’an 3153, on ne saurait nier cette action destructive du temps, qui s’exerce sur les objets matériels comme sur les productions du génie, et qui tend sans cesse à effacer le souvenir du passé.

Ces remarques ne sont pas seulement inspirées par cette curiosité qui porte l’esprit humain à vouloir expliquer l’incertitude qui règne dans l’histoire primitive des peuples. Elles nous touchent plus qu’on ne semble le croire, car, à notre tour, nous deviendrons anciens, et la postérité, qui va bientôt commencer pour nous, oubliera comme nous avons oublié. Tout est périssable sur la terre, et, malgré la force de la civilisation moderne, aucune nation ne saurait se flatter d’avoir fixé irrévocablement chez elle les lumières et la grandeur. Que reste-t-il de ces villes de l’Asie mineure si célèbres autrefois par le luxe et par les arts, et qui se trouvaient alors au sommet de la civilisation ? Repaires des chakals et des vautours, ces temples de marbre, ces théâtres magnifiques, attestent la décadence des pays qu’Alexandre remplit de ses victoires. Sans les écrivains, les grandes actions ne traversent pas les siècles : ce sont ceux qui les racontent qui donnent l’immortalité. Mais il ne suffit pas qu’un grand écrivain ait célébré les actions d’un homme illustre, il faut que le livre de l’écrivain ait pu résister à l’action du temps : c’est de la conservation de ce livre que dépend la gloire, et un ver qui a rongé un feuillet a pu tuer sans rémission la mémoire d’un grand homme.

De notre temps, avec l’imprimerie, qui reproduit de mille ma-