Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/25

Cette page a été validée par deux contributeurs.
19
LE DERNIER OBLAT.

La vieille dame, assise au milieu de sa chambre de demoiselle, revenait avec une sorte d’étonnement sur ces souvenirs : il y avait si loin des illusions tumultueuses de sa jeunesse aux froides réalités du présent ! Il s’était opéré en elle une si complète métamorphose ! Après avoir été une jeune fille exaltée et romanesque, elle était devenue, presque sans transition, une femme philosophe et raisonneuse. Au milieu de toutes ces réflexions, la bonne dame s’était insensiblement assoupie. Un léger bruit la réveilla au bout de deux heures : c’était la marquise qui entrait ; elle était agitée et tremblante.

— Qu’avez-vous, ma sœur ? Que se passe-t-il ? dit Mme Godefroi en se levant vivement ; vous êtes toute troublée.

— J’entends une voiture, répondit-elle, c’est M. de Blanquefort… Il arrive.

— Et voilà l’effet que produit sur vous sa présence ! s’écria Mme Godefroi en la regardant avec inquiétude.

Mme Blanquefort détourna les yeux en serrant le bras de sa sœur ; elle lui dit d’une voix plus basse, et comme si quelque crainte qu’elle n’osait avouer l’eût préoccupée :

— Je vous en prie, Adélaïde, gardez le silence sur certaines questions en présence de M. de Blanquefort ; il serait inutile, dangereux, de vous expliquer devant lui…

— Il ne faut pas lui parler d’Estève ? interrompit Mme Godefroi.

— Ne prononcez pas même le nom de cet enfant devant le marquis, répondit Mme de Blanquefort, dont les traits décomposés annonçaient quelque secrète et terrible angoisse qu’elle essayait vainement de dominer.

— Il y a long-temps que vous n’avez vu votre mari ? dit Mme Godefroi après un moment de silence.

La marquise fit un signe affirmatif : elle était défaillante.

— Des années peut-être ? reprit Mme Godefroi.

— Plusieurs années, répondit Mme de Blanquefort en levant les yeux au ciel, comme pour demander à Dieu la force de supporter cette entrevue.

— Ma pauvre sœur, est-il possible que vous ayez été si malheureuse ! s’écria Mme Godefroi surprise et consternée.

En ce moment, l’arrivée d’une voiture ébranla le pavé de la cour. À ce bruit, Mme Godefroi releva la marquise, qui était tombée sans force sur un siége.

— Venez, ma sœur, reprit-elle avec énergie, venez ; que pouvez-vous craindre ? Ce n’est pas devant moi, dans la maison de votre