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DU GÉNIE DES RELIGIONS.

sa chute. Elle est aussi son sacrifice, puisqu’il ne se manifeste par elle qu’en se divisant entre toutes les formes passagères et bornées du monde, en immolant dans chacune d’elles son immensité. Cette violence que l’être infini s’est faite en s’emprisonnant dans les choses finies, ce sacrifice permanent de lui-même où il est à la fois le prêtre et la victime, sont des idées essentielles de la cosmogonie des Hindous, qui leur doit une haute mysticité. C’est l’univers entier qui est pour Dieu le Golgotha où il souffre à travers tous les âges une passion sans cesse renouvelée. Voyant que les êtres dans lesquels il s’est produit sont indignes de sa grandeur, il se retire sans cesse d’eux, il les frappe de sa colère, il institue la mort pour se venger de leur insuffisance. À côté du dieu créateur se dresse la figure terrible d’un dieu de la destruction. Mais, si l’être infini anéantit son œuvre, ce n’est que pour se manifester sous une forme plus parfaite, pour se transfigurer toujours de plus en plus, pour remonter par tous les degrés de l’existence jusqu’à ses premières hauteurs, pour se ressaisir enfin tout entier et retrouver son unité perdue. Entre Brahma et Siva, entre le Dieu créateur et celui de la destruction, s’élève Vichnou, le dieu médiateur qui répare incessamment les maux que fait le dieu de la mort, et cette trinité préside ensemble aux destinées du monde.

Le polythéisme signale une troisième époque. La mythologie des Hindous est contenue dans deux épopées gigantesques, le Ramayana et le Mahabarata, auxquelles le panthéisme de l’Inde a donné leur étrange caractère. De mystiques extases, de religieuses élévations, y interrompent à tout moment le récit, et la durée elle-même n’a rien de précis et de régulier. De courts instans contiennent les méditations et les entretiens de longues heures ; des siècles passent rapides comme des minutes ; on dirait, au lieu de temps, un jeu capricieux de l’éternité. Les principaux personnages cachent des dieux sous leur apparence humaine. La somptueuse nature de l’Orient est partout associée à l’homme et l’enchante de sa beauté ; les héros les plus belliqueux sont inspirés de dévotion, de mansuétude, d’obéissance. Les chants sacrés couvrent le bruit des armes, et la caste sacerdotale est partout exaltée. C’est la poésie des forêts vierges et des savanes fleuries : elle est, comme les solitudes des tropiques, parée des plus riches couleurs et chargée d’enivrans parfums. Ascétique et voluptueuse plus que guerrière, elle possède tous les trésors ; rien n’est refusé à son éblouissante féerie, rien, excepté pourtant la mesure, la force qui se possède, et l’art.