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LE DERNIER OBLAT.

La marquise avait écouté ces paroles avec une joie inquiète.

— Ma chère Adélaïde, dit-elle, la Providence a veillé sur vous ; au milieu de votre bonheur, il faut vous souvenir que vous tenez tout de la main de Dieu, il faut songer à lui…

— Ne prêchons pas, ma sœur ! interrompit Mme Godefroi avec une bonhomie tant soit peu railleuse ; si vous tentiez de me convertir, je serais obligée de me défendre par des argumens qui vous scandaliseraient. Rappelez plutôt mon neveu ; je veux que cet enfant s’habitue à voir sa tante.

Un moment après, Estève entra au salon avec un homme âgé, d’un extérieur grave, et qui portait l’habit ecclésiastique.

— Ma sœur, je vous présente M. l’abbé Girou, dit la marquise en se levant à demi pour saluer le prêtre ; nous lui avons de grandes obligations. Il a bien voulu se charger de l’éducation de mon fils, et Estève lui doit tout ce qu’il sait, tout ce qu’il est ; il lui doit d’avoir à son âge plus de sagesse et de piété que bien des jeunes gens élevés dans le monde.

Mme Godefroi salua froidement l’abbé et jeta rapidement sur lui un regard observateur, sévère, presque dédaigneux. La vieille femme philosophe professait une franche aversion pour les prêtres en général, et l’abbé Girou lui était suspect en particulier par la position qu’il semblait avoir prise dans la maison de sa sœur. Sans paraître faire plus d’attention à lui, elle attira Estève près d’elle et dit en le flattant d’un geste affectueux :

— Voyons, mon beau neveu, dites-moi si vous ne seriez pas bien aise de faire un voyage à Paris et de connaître vos cousins Godefroi ? Ne viendriez-vous pas volontiers avec moi quand je partirai ?

L’enfant regarda sa mère, puis son précepteur, et n’osa répondre. Cette soumission, cette obéissance passive, indignèrent Mme Godefroi ; selon ses idées, elle avait sous les yeux la triste victime d’une éducation dirigée d’après des préjugés odieux, des idées absurdes. Il y eut un moment de silence ; la vieille dame était près de manifester hautement son opinion. Elle se tourna vers l’abbé pour l’attaquer de quelque parole mordante ; mais ses yeux rencontrèrent les yeux pleins de mélancolie et de sérénité du vieillard. Il y avait dans la physionomie de cet homme quelque chose qui la désarma à demi ; elle passa la main sur les cheveux d’Estève, et reprit en souriant : — Allons, cher enfant, relevez votre petite tête et répondez-moi : Est-ce que vous ne seriez pas content de voir un peu le monde, de voir les grandes villes ?