Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/17

Cette page a été validée par deux contributeurs.
11
LE DERNIER OBLAT.

— Non, non, interrompit la marquise avec un effroi contenu ; devant M. de Blanquefort, devant cet enfant, devant tout le monde, gardez le silence, je vous en supplie. Vos représentations ont une apparence de raison, de justice, et pourtant il serait inutile, dangereux de les renouveler.

En parlant ainsi, les deux femmes avaient monté l’escalier, et elles étaient entrées dans un salon au premier étage. Cette pièce, fort vaste et éclairée par de hautes croisées, était meublée dans un goût déjà fort ancien. Plusieurs générations avaient dû travailler à l’embellir et à l’orner ; il avait fallu bien des années pour broder ces larges fauteuils alignés contre la tapisserie de cuir doré, pour fabriquer avec l’aiguille à filet ces réseaux semés de capricieux ornemens qui servaient de rideaux à ces immenses fenêtres dont les carreaux verdâtres étaient enchâssés dans des lames de plomb. Divers petits ouvrages qui témoignaient de l’adresse, de la patience infinie et surtout des loisirs de celles qui les avaient confectionnés, étaient rangés sur les tables et sur la cheminée ; tout enfin dans ces lieux annonçait une vie calme, pleine d’ordre, incessamment occupée, la vie de la plupart des femmes d’autrefois. En entrant dans ce salon, Mme Godefroi se retrouva tout à coup en présence de mille souvenirs qui détournèrent un moment son esprit des idées dont il était préoccupé. Elle s’arrêta, et dit en jetant autour d’elle un long regard :

— Rien n’est changé ici… Voilà le fauteuil de notre mère, la place où je me mettais près d’elle. Ce tabouret est un travail de ses mains. Il me semble que toute notre famille va venir, comme aux grands jours, s’asseoir sur ces siéges vides…

Elle fit lentement le tour du salon. Quand elle fut devant le miroir qui, tant d’années auparavant, avait réfléchi sa jeune et charmante figure, elle s’arrêta triste et assaillie par ses souvenirs. — Hélas ! murmura-t-elle avec un soupir, moi aussi j’étais belle ! — Puis elle alla vers les fenêtres qui donnaient sur le jardin et regarda dehors. Là tout était changé au contraire : l’ortie et la bardane avaient envahi le terrain ; plus d’ombrage, plus de fleurs ; on eût dit un cimetière de village. Mme Godefroi fut frappée de cette désolation autant que de l’ordre minutieux, des habitudes immuables de cette maison, où rien ne semblait avoir été touché ni dérangé depuis trente ans.

— Ah ! ma sœur, ma sœur ! dit-elle en faisant asseoir la marquise auprès d’elle et en la regardant tristement, que s’est-il donc passé pendant ma longue absence ? Que signifie tout ce que je vois ? Tout ici porte comme l’empreinte d’une immobile désolation. Et vous-