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tout à cette cadence que Rubini enlevait avec tant de verve et de précision. On cite aussi avec éloge une partition des Barons de Felsheim, du même auteur, où bon nombre de dilettanti prétendent avoir rencontré d’excellentes qualités bouffes, des motifs pleins de verve et des phrases de bon aloi. Nous n’avons rien à dire de cette opinion, si ce n’est qu’elle servirait, au besoin, à confirmer la nôtre, à savoir que le style grave et solennel ne saurait convenir à ce musicien. Loin de nous cependant l’idée qu’en musique le sentiment épique et le sentiment bouffe doivent toujours s’exclure l’un l’autre ; plus d’un exemple témoigne du contraire, mais, alors seulement, dans les régions supérieures. On écrit Idoménée et les Nozze di Figaro, la Cenerentola et la Semiramide, mais on est Mozart ou Rossini ; aussi l’étrange manie, à tous ces Italiens, de se lancer à travers l’antique, de prétendre, avec leurs cabalettes et leurs trilles, animer cet élément sublime auquel il ne faut rien moins, pour s’émouvoir, que les grandes voix de Mozart, de Gluck et de Beethoven ! En Italie, tout est mode : les drames romantiques ont eu leur temps, aujourd’hui le vent tourne à la tragédie. Poème et musique, au fond, c’est un peu toujours la même chose, et les situations ne varient guère plus que les rhythmes et les mélodies. Norma change sa couronne de gui pour la couronne de laurier d’or et s’appelle Saffo, Oroveze se drape de blanc et s’intitule Alicantro, et la jeune Gauloise Adalgise attache à son nom une désinence grecque ; voilà tout. La belle occasion, en vérité, pour un musicien de creuser son sujet et d’y chercher le caractère, de s’évertuer à faire passer dans son inspiration quelque souffle harmonieux des brises de Lesbos ! le poète lui donne si beau jeu ! Sauf l’ovale si pur de la Grisi et le roc de Leucade qu’on attend là comme la statue du commandeur dans Don Juan, je ne vois pas qu’il y ait rien d’antique en cette affaire. Pollion amant de Norma convoite Adalgise ; Phaon, lassé des charmes de Saffo, recherche la fille du prêtre d’Apollon et va l’épouser, lorsque la Lesbienne outragée se précipite comme une lionne au travers des pompes nuptiales, renverse l’autel et profane le sanctuaire des dieux. Si la situation n’était pas des plus neuves, du moins peut-on dire qu’elle prêtait au développement des passions musicales ; il y avait là, pour un maître, ample matière à un beau finale ; par malheur, M. Pacini n’a pas même abordé la question, et s’est contenté de se traîner d’un bout à l’autre sur les traces du finale de la Lucia et d’imiter servilement cette large composition, comme si Donizetti ne s’était pas chargé lui-même de la reproduire partout. En châtiment du sacrilége dont elle vient de se rendre coupable, Saffo est condamnée à mort. Mais patience, le dénouement nous ménage une intéressante surprise : au moment où le sacrifice suprême va se consommer, la Lesbienne retrouve son père dans le vénérable prêtre d’Apollon, et, par conséquent, sa sœur dans sa rivale. On le voit, l’imagination du poète italien se donne libre carrière et ne se fait pas faute d’en prendre à son aise avec la tradition classique. Si l’ardente maîtresse de Phaon se précipite du rocher, c’est tout simplement qu’elle y est condamnée ;