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REVUE DRAMATIQUE.

des plus expressives injures du langage populaire. Je croyais qu’il y avait une convention tacite entre les honnêtes gens de laisser dans l’oubli cette odieuse création ; si elle a, comme on le prétend, son modèle dans une certaine nature avilie et corrompue, c’est une nature que, Dieu merci, nous n’avons jamais eue sous les yeux. Il y a long-temps que cet impur fantôme dont nous nous flattions d’être à jamais délivrés tourmente l’imagination de M. de Balzac. Vautrin eut le triste honneur de fournir à la langue des dernières classes un synonyme du nom que nous ne voulons pas tracer ici. Le rôle de Quinola n’est qu’une réminiscence de celui de Vautrin. Si M. de Balzac ne remuait pas dans les Ressources de Quinola d’autres idées que celles qu’il a soulevées déjà en abordant la scène, nous aurions passé sa pièce sous silence, nous ne nous reconnaissons point pour juge de portraits dont nous n’avons pas vu les originaux ; mais, à côté de la comédie grossière et infime, de l’imitation malheureuse de Beaumarchais, il a imaginé de placer une ébauche du drame moderne. Vouloir nous rendre la raillerie agressive et l’audacieuse gaieté du XVIIIe siècle était une prétention qui ne lui suffisait pas, il a voulu faire vibrer en même temps que ces grelots moqueurs les cordes bruyantes et sonores que le génie des temps actuels cherche toujours à faire retentir en frappant à coups désespérés sur le clavier de l’ame humaine.

Voilà qui nous emporte vers un monde nouveau. Il existe une grande et sérieuse pensée qui peut faire naître dans les ames des désespoirs déchirans ou y verser des consolations infinies : c’est celle qui a été exprimée pour la première fois d’une façon éternellement sublime dans la passion du Christ, la pensée des souffrances, des douleurs, des tortures qu’une intelligence divine doit s’attendre à supporter ici-bas. Dans les siècles qui nous ont précédés, cette pensée, si elle a préoccupé les esprits, ne s’est pas traduite par des œuvres d’art ; dans les deux derniers (puisque ce sont eux dont nous connaissons le mieux l’histoire), il lui était impossible de se produire : la société paisible et radieuse du XVIIe siècle ne l’aurait pas comprise, la société frivole et turbulente du siècle de Voltaire l’aurait impitoyablement raillée. De notre temps, où, il faut le reconnaître, si la foi est dans peu de cœurs, l’insulte n’est sur aucune bouche, on l’a vue reparaître comme bien d’autres idées élevées et austères dont l’ame des penseurs et des poètes, sinon celle des croyans, a fait son profit. La plus belle, la plus noble forme qu’elle ait reçue, c’est celle que lui a donnée l’auteur de Stello dans son beau drame de Chatterton. Chatterton, il s’agit ici du héros du drame et non pas, M. de Vigny l’a dit lui-même, du pauvre enfant désolé dont le talent et l’existence ne livrèrent au souffle de la mort que des fleurs de printemps ; Chatterton est le génie méconnu auquel l’indifférence, le dédain et les basses jalousies des hommes font subir une véritable passion. La pièce de M. de Vigny est une œuvre d’artiste par excellence, portant l’empreinte d’un travail aimé et douloureux, laissant dans l’ame de longs frémissemens comme les symphonies de Weber ou de Beethoven ; enfin c’est une de ces œuvres qui suspendent des larmes