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l’ambition d’intervenir en toutes choses, ils ont semé sur des terrains arides qui n’ont jamais donné de fleurs.

Que les grands fleuves qui débordent rentrent donc dans leur lit et reprennent leur cours limpide ! que les poètes vraiment dignes de ce nom se renferment dans les paisibles domaines de l’art ! qu’ils soient hommes au lieu d’être humanitaires ! C’est orgueil que de vouloir gouverner, réformer le monde avec une ode ou une méditation, ce vieux monde qui mourra, je le crains, dans l’impénitence finale. Artistes dévoués à votre œuvre, n’aspirez pas si haut : donnez de douces heures aux esprits délicats, élevez et consolez l’ame ; avant le génie, nous vous demandons le bon sens, la raison ; et d’ailleurs le génie, n’est-ce pas la raison élevée à sa dernière puissance ? Que tous ceux qui travaillent à sculpter une statue pour leur tombeau soient admis au cénacle ; mais que du moins la critique veille sur le seuil, et qu’elle écarte ceux qui n’ont point le rameau d’or. Les voies sont encombrées par des vanités ambitieuses et impuissantes ; il faut les débarrasser ; il faut se rappeler qu’un vrai poète, Hégésippe Moreau, est passé inaperçu dans la foule, et, par pitié pour les talens sérieux qui ont à lutter au début contre tant d’obstacles, il faut écarter le nuage bourdonnant des éphémères. Depuis dix ans d’ailleurs, de tous ceux qui ont tenté les luttes de l’art, il en est plus d’un qui a laissé sa vie dans le combat et qui est tombé, comme Chatterton, rongé par le double ulcère de la misère et de l’orgueil. Quelques-uns même n’ont pas attendu la mort et se sont jetés dans ses bras. Aujourd’hui, il y a heureusement intermittence dans ces fièvres que donnent les désespoirs de l’amour-propre. L’accès est calmé. Cependant, que d’exagération encore, que de ridicules prétentions, et surtout que de sentimens artificiels ! Bien que tout cela ait été dit cent fois, il est utile, je crois, de le répéter ; il est utile, pour ceux qui veulent tenter les hasards de la guerre, de compter les morts qui sont restés sur le champ de bataille. Redisons-le donc après tant d’autres : l’art n’est point, comme la science, accessible par la volonté seule ; de toutes les œuvres de l’esprit, la poésie médiocre est la plus insignifiante et la plus vide, et c’est manquer tristement sa vie, quand on n’est pas marqué au front, comme disent les poètes, que de consumer dans des rêveries sans nom et des chants sans échos les jours rapides que Dieu nous a donnés pour penser et pour agir.


Ch. Louandre.