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le poison aux enfans de nos enfans. Dans mille ans ! quelle hyperbole ; il s’agit des romans-feuilletons ! — Les querelles des corps savans, des Vadius et des Trissotin, ont été plus d’une fois une occasion de rimes pour les muses à l’affût des petits scandales soulevés dans les académies, comme autrefois dans les cloîtres, par de petites passions, de petites intrigues, de petites haines ; les chanoines se battent encore et se battront toujours pour les prébendes. La docte faculté que raillait Molière a vu plus d’une fois la paix de ses amphithéâtres troublée par ces guerres intestines ; et, au bruit du combat, Némésis a refait des nœuds au vieux fouet de Juvénal. Impuissante colère ! sur quelques ridicules qu’elle frappe, qu’elle soit littéraire ou médicale, la satire a fait son temps ; et, pour qu’elle occupe encore le public, il faut qu’elle ait avec la poésie, comme les Iambes ou Némésis, l’à-propos, la colère, l’injustice même des passions du moment.

La chanson, qu’un grand poète a faite plus grande que l’ode ; la chanson, aussi vieille que la monarchie, est restée fidèle à son passé. Les Francs, dont les fils ont créé le vaudeville, chantaient, il y a tantôt mille ans, en couplets tudesques, les victoires de Louis III. Saint Bernard, avant de se faire saint, chantait l’amour ; Abeilard, quoique philosophe et moine, chantait Héloïse ; au XVIIIe siècle, les abbés chantaient les boudoirs. Le vin, la gloire et les belles, et, par occasion, les gouvernans quand les impôts sont trop lourds, quand les généraux se font battre, telle est l’éternelle devise de la chanson française, et chaque année voit paraître, pour les amis du vin, le Chansonnier du Caveau ; pour les amis des belles, les Chansonniers des Graces et les Nautonniers de Cythère ; pour les amis de la gloire, le Chansonnier Français. Le public chantant, qui n’est pas le public littéraire, accueille toujours le chansonnier comme les almanachs, ses vieux amis, avec bienveillance.

Étrange mystère que les sympathies du public ! Ce qui se lit, se réimprime et se vend toujours, qui le croirait ? ce n’est pas ce qu’il y a de plus beau, de plus puissant, de plus durable. Cherchons par exemple dans le Journal de la librairie quels sont les poètes qui ont eu constamment et chaque année, depuis dix ans, les honneurs de l’édition nouvelle : le Mérite des Femmes, la Henriade, la Religion de Racine fils, et les Œuvres d’Alexis Piron. Il y a pour ces volumes un peuple de lecteurs qui ne fait jamais défaut. Puis d’autres livres, comme les fleurs et les rubans, ont leur mode et leur saison ; en littérature ainsi qu’en politique, la roche Tarpéïenne est près du Capitole. Nous dédaignons ce qu’on admirait en 1810, et ceux qui nous suivront bientôt afficheront peut-être une pitié superbe pour nos admirations. Tout change ; l’idée se transforme et la langue mue, et ce n’est pas seulement la langue et le goût qui changent : c’est le cadre même de l’idée. La poétique, comme les gouvernemens, a ses révolutions, et chaque chose règne à son tour. Hier, c’était le fabliau, le tenson, les sirventes, puis le rondeau, le triolet, la ballade, le chant royal, le tombeau, l’idylle, le sonnet, qui mourra pour revivre ; aujourd’hui, c’est l’épigramme, le quatrain, le madrigal, les étrennes, les