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STATISTIQUE LITTÉRAIRE.

besoin. Si toutes ces plaintes, toutes ces accusations des poètes prolétaires, étaient au moins étayées par un talent vrai, original, on leur reconnaîtrait quelque droit de se plaindre de leur obscurité ; mais, soumis la plupart aux influences corrosives de la vie parisienne, les poètes ouvriers ont généralement perdu l’originalité que pouvait leur donner l’isolement de leur condition. Ils se sont absorbés, effacés dans la civilisation commune ; on sent par malheur, en les lisant, que les sociétés secrètes ont passé là, et que la nature primitive, l’instinct, se sont altérés au contact de la grande ville. Les prolétaires se plaignent d’avoir du génie et de ne pas avoir de fortune. Mais Cervantes était soldat, Corneille était prolétaire aussi ; Vondel, le Shakespeare de la Hollande, vivait du modeste produit d’un commerce de bas. Et Cervantes, Corneille, Vondel, n’accusaient pas Dieu et les hommes. Ces tendances, du reste, ne se renferment pas seulement dans la poésie ; elles ont depuis longtemps envahi le théâtre. Pour se faire applaudir sur le boulevart, il suffit d’emprunter un personnage aux classes élevées ou aux classes moyennes, de le travestir en séducteur, en lâche, de le faire souffleter par un ouvrier dont il a séduit la sœur, car l’ouvrier, dans le drame du boulevart, a toujours une sœur modeste et vertueuse qui a été séduite par un homme bien élevé. Prenons garde ; il y a dans tout cela des symptômes qui ont bien leurs dangers.

À ces colères, à ces imprécations, à ces prophéties des réformateurs, des apôtres, des socialistes et des sociétaires, je préfère, sous le rapport du bon sens et non de la poésie (le niveau est le même), les classiques colères de la satire. La satire ne s’attaque pas au fond de la nature humaine ; elle gratte simplement l’écorce et s’en prend surtout aux ridicules. Vers 1830, dans les dernières campagnes de la guerre du romantisme, elle gardait pour la littérature toute sa passion et toute son ironie. Quand les guelfes et les gibelins se disputaient la république, elle était exclusivement guelfe ou gibeline ; aujourd’hui, elle est morale. Lorsque le siècle est assigné à comparaître à sa barre, elle lui reproche, et elle a raison, l’égoïsme et l’amour de l’or,

Car cet amour de l’or est notre mal cuisant,
Et c’est le seul amour que l’on ait à présent.

Quand la satire parle aux femmes, elle leur dit : Vous n’êtes que des poupées écloses en serre chaude ; vous faites des vers au lieu de faire votre ménage, vous allez vous promener à cheval, vous fumez des cigarres, et la pudeur, qu’en avez-vous fait ? Elle dit aux citoyens, électeurs, éligibles, députés et administrateurs : Vous déchirez les entrailles de la patrie, vous prodiguez les croix d’honneur à des gens qui ont mérité la police correctionnelle, vous enseignez la débauche au peuple ; elle dit aux auteurs des romans feuilletons : Malheureux ! vous ressemblez à Satan (l’analyse est exacte) ; pour mieux séduire, vous avez gardé après votre chute quelques traits de votre beauté première, vous divulguez les secrets avec lesquels le serpent a séduit la femme, vous détruisez l’œuvre de rédemption, et, dans mille ans, vous soufflerez encore