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rement opposée. Toutes les dissertations de son ancienne compagne du couvent ne lui font pas comprendre qu’on puisse se passer de l’amour. Aussi entretient-elle un commerce passionné avec un Espagnol qui vient percher la nuit sur les arbres du boulevart pour contempler ses fenêtres. Felipe Henarez, de l’antique maison des ducs de Soria, est un proscrit qui, après avoir été premier ministre de Ferdinand, s’est attiré sa colère, et n’a conservé de tous ses biens qu’une terre dont il porte le nom, la baronnie de Macumer, située en Sardaigne. Il est laid de la laideur particulière aux grands d’Espagne, c’est-à-dire qu’il est rachitique et mal venu, mais il a dans les veines du sang des Abencérages, ses yeux sont superbes, ses dents éblouissantes, et il fait des sonnets pleins d’une poésie africaine et castillane, à laquelle il est impossible de résister. Aussi ne lui résiste-t-on pas. Après avoir savouré le parfum des choses défendues en prolongeant pendant quelque temps les plaisirs de la galanterie clandestine, les promenades nocturnes sous les fenêtres, les rendez-vous au fond des jardins, Louise se décide à devenir la baronne de Macumer ; et le parallèle entre les deux amies s’établit d’une façon complète. À l’une, les jouissances savamment ménagées, le plaisir pris par doses prudentes, enfin, comme le dit M. de Balzac le bonheur en coupes réglées ; à l’autre tous les emportemens, toutes les violences, tout le délire de la passion. Ce qui achève de mettre entre ces deux existences une différence plus profonde encore, c’est la réalisation de l’espérance de Rénée. Mme de Lestorade devient mère ; alors, tandis que d’un côté le rôle de mari est élevé à de telles proportions, qu’il n’est point d’homme capable d’être à sa hauteur, de l’autre, il est tellement abaissé, qu’il suffit pour le remplir d’un animal, comme on le disait tout à l’heure, pourvu que ce soit un animal bien dressé. Pour Louise, Felipe est tout, elle souhaite presque de ne pas avoir d’enfans, dans la crainte d’avoir à partager son amour ; pour Rénée, Lestorade n’est rien, elle s’écrie quelque part qu’elle le tuerait volontiers s’il s’avisait de troubler le sommeil de son fils. Certes, l’amour maternel a inspiré de notre temps bien des tirades ampoulées. Je ne sais quel caprice éprouvé en même temps par tous les écrivains de notre époque a fait de ce sentiment sacré qu’on ne saurait traiter avec trop de réserve et couvrir de trop de voiles, le texte des dissertations les plus étendues et des plus bruyantes déclamations. Eh bien ! jamais poète dramatique ou romancier n’avait encore exprimé l’enthousiasme maternel avec une fougue d’expression semblable à celle que déploie M. de Balzac. C’est une ivresse, c’est un délire, une violence de caresses, une fureur d’épanchemens, qui ont quelque chose de répugnant et de pénible en ce qu’ils offensent une sorte de pudeur, celle que la mère sait si bien allier, dans la divine expression de son amour, aux marques de la sensibilité la plus vive et de la plus ineffable tendresse. M. de Balzac, qui a tâché quelquefois, au milieu de toutes les incohérences de ses pensées et de son style, d’emprunter à la religion catholique quelques-unes de ses inspirations, M. de Balzac doit savoir que la mère par excellence est celle qui est au-dessus