Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/987

Cette page a été validée par deux contributeurs.
977
REVUE LITTÉRAIRE.

un récit romanesque. À présent, appartenait-il encore à ce monde, ou bien avait-il été déjà rejoindre son aïeul le martyr, à l’époque où M. Sue le fait vivre ? Eh ! mon Dieu ! que nous importe ! Quand il plaît à l’imagination d’entreprendre des excursions dans l’histoire, il faut la traiter comme l’enfant gâtée qu’on laisse folâtrer à sa guise dans le cabinet d’étude ou dans l’atelier. Je me souviens d’une ravissante pièce des Chants du Crépuscule, adressée aux blonds écoliers, aux doux lutins qui font tout à coup irruption dans la retraite du penseur ; ils vont, ils viennent, ils sautillent, bouleversent tout, confondent tout, l’armure du chevalier, l’arc du sauvage, la babouche de la sultane ; l’imagination se conduit comme eux, quand on la laisse pénétrer parmi les graves évènemens des temps passés ; elle les déplace, elle les remue, elle les mêle. Eh bien ! il faut se conduire envers elle comme envers eux, la laisser faire en souriant, et même la remercier encore de venir interrompre de temps en temps le fastueux ennui de nos heures sérieuses par les gracieuses folies de ses ébats.

Pour en revenir au Morne-au-Diable, il se trouve que toutes les précautions de la Barbe-Bleue ne préservent pas le duc de Monmouth des poursuites que dirigent contre lui les haines et les ambitions politiques. Un envoyé du roi d’Angleterre vient pour l’emmener à la tour de Londres ou le poignarder, un envoyé du roi de France vient pour lui proposer de se mettre à la tête d’une révolte, avec menace de prison en cas de refus. La captivité n’inspire pas plus d’horreur au fils de Charles II que l’idée de faire encore couler un sang héroïque sur les champs de bataille et sur les échafauds. Heureusement que, par une substitution des mieux amenées, Croustillac se met à sa place, évite l’assassin du roi d’Angleterre et reçoit gravement les hommages du ministre de France. La situation où se trouve le Gascon a été bien souvent exploitée par le roman et par le drame, jamais d’une façon plus divertissante qu’elle ne l’est chez M. Sue. Croustillac traité d’altesse royale, luttant de politique et d’habileté avec M. de Chémeraut, le plénipotentiaire de Louis XIV, excite d’un bout à l’autre de son rôle l’intérêrt et la gaieté. L’aventurier se tire d’afaire avec un aplomb si prodigieux, une si merveilleuse adresse, qu’il arriverait, je crois, jusqu’à Saint-Germain ou à Versailles, en recevant partout des honneurs sur son passage, si la plus malheureuse des circonstances ne venait déjouer ses efforts et jeter sur son imposture le jour de la vérité. Le duc de Monmouth, avec sa belle figure, ses nobles manières, sa dignité et sa bravoure de Stuart, avait inspiré de tels enthousiasmes à ses partisans, qu’une vingtaine d’entre eux s’étaient embarqués sur la frégate qui portait les gens du roi de France pour le saluer plus tôt. Croustillac, informé de cet excès de zèle qui le touche fort peu, invente mille expédiens pour prévenir ou du moins retarder le plus possible l’embarrassante entrevue dont il est menacé à chaque instant. Il s’introduit pendant la nuit sur le vaisseau qui doit l’emmener en France, et, quand le matin arrive, il se tient long-temps renfermé dans sa chambre avec une obstination invincible. Un moment vient cependant