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tique de traiter ses œuvres, qu’on ne s’inquiète plus des blâmes ou des éloges qu’elles s’attirent. Lorenzino est-il le fruit de ce scepticisme ou de cet amour ? Je croirais volontiers que M. Dumas traite sa muse comme certains maris traitent leurs femmes, quand elles ont des galanteries lucratives. Pourvu qu’elles leur rendent compte des bénéfices, ils ne s’inquiètent pas des jugemens qu’on peut porter sur leurs fredaines.

Au XVIIIe siècle, cette espèce d’époux accommodans était fort nombreuse ; celle des écrivains qui me la rappellent n’est pas moins nombreuse aujourd’hui. Ceci me fournit une transition toute naturelle pour passer de M. Alex. Dumas à M. Eugène Sue. L’inspiration qui a produit Lorenzino est celle qui avait produit Mathilde et qui vient de faire naître le Morne-au-Diable. C’est un rayon du génie industriel bien plutôt que du génie poétique. Si on voulait appliquer au dernier roman de M. Sue les principes d’une critique sérieuse, si on voulait se mettre, pour l’examiner, au point de vue de l’esthétique, on éprouverait une grande difficulté à formuler son jugement, tant ce jugement serait sévère ; mais le feuilleton, en transportant dans le livre la décadence que le vaudeville a introduite sur la scène, amène nécessairement la critique des romans à se mettre au point de vue d’examen superficiel et d’analyse légère où se met d’ordinaire celle des ouvrages dramatiques. Considéré sous le seul rapport de l’amusement qu’il peut donner, le Morne-au-Diable mérite une entière indulgence. C’est dans la première partie surtout, une de ces franches et joyeuses débauches d’imagination dont M. Eugène Sue nous avait depuis long-temps déshabitués. Après les déclamations sentimentales de Mathilde, les tirades vertueuses du prince d’Héricourt, toutes ces ambitieuses peintures de la vie élégante qui, parmi les prétentions qu’elles livrent au sourire railleur, mettent celles de l’auteur au premier rang ; après ces six gros volumes tout pleins de petits détails, innombrables rayons d’une étagère où le romancier étale fastueusement mille usages futiles précieusement recueillis ; après toutes ces pages écrites dans la prose diffuse du monde et imprégnées de son banal sourire, voilà que M. Sue se souvient d’avoir soufflé jadis dans le porte-voix du corsaire. Adieu les dissertations renouvelées du roman de Pelham sur la manière d’entrer dans un salon, de s’y asseoir et d’en sortir ; adieu les réflexions judicieuses sur le cœur des femmes. M. Sue renonce à la science de Bulwer et à celle de La Rochefoucault. Le mugissement de la mer, les vivantes horreurs des forêts, le courage et les lazzis des hommes d’aventures, séduisent de nouveau l’auteur de la Salamandre et de la Vigie de Koat-Wen. Le Morne-au-Diable présente en foule au lecteur ces peintures naïvement terribles qui, par l’exagération de leur couleur, excitent dans l’ame un effroi mêlé de gaieté ; rien ne manque aux terreurs du récit, les forbans, les peaux rouges, les tigres ; il y a de quoi remplir splendidement toutes les heures d’une longue veillée.

Au milieu de la plus effroyable forêt où des monstres de toute nature se soient jamais accouplés, au milieu d’une forêt près de laquelle les bois sacrés,