Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/974

Cette page a été validée par deux contributeurs.
964
REVUE DES DEUX MONDES.

« Dieu nous trompe perpétuellement, et veut que nous soyons trompés ; je veux dire qu’il nous donne perpétuellement des opinions à la place du savoir dont nous ne sommes pas capables. Quand je prétends qu’il nous trompe, j’entends par des illusions et non pas par des fraudes. Il nous trompe pour nous guider, pour nous sauver, non pour nous perdre. C’est l’éternel poète, si je puis user de ce mot, comme l’éternel géomètre.

« Nous appliquons mal, au surplus, et nous entendons mal tous les jours le nom, le grand nom de vérité. Je me suis dit une fois : La vérité est des natures et non pas des individus ; des essences et non pas des existences ; de ce qui est une loi et non de ce qui est un fait ; de ce qui est éternel et non de ce qui est passager. Souvenez-vous, par exemple, de cette fable de Saint-Lambert : Un courtisan puni maudissait son roi. — Que dit-il ? demanda celui-ci. — Que Dieu pardonne aux princes miséricordieux, répondit un sage. — On vous trompe, dit un méchant ; le malheureux vous maudit. — Tais-toi, reprit le roi ; — et se tournant du côté du sage : Ô mon ami, tu dis toujours la vérité.

« En effet « Dieu pardonne aux miséricordieux » est une vérité, une chose d’ordre, de nature, d’essence, une chose éternelle. Le sage, par une espèce d’apologue ou de supposition de fait, disait véritablement une vérité ; l’autre tendait à la faire oublier, en disant un fait existant.

« Ce que j’en veux conclure, c’est que, si beaucoup de choses vraies ou beaucoup d’existences ne sont pas dignes du nom de vérités, beaucoup de choses fausses ou non existantes ne méritent pas non plus le nom d’erreurs et la mauvaise note qui semble devoir être attachée à ce mot.

« Et pour m’expliquer par une autre subtilité, car il faut s’aider de tout dans les recherches déliées, j’ajoute que, dans les calculs dont il n’importe aux hommes de connaître que les résultats, ce n’est en dernière analyse et pour l’effet nécessaire, dans aucun des chiffres partiels, que se trouve la vérité ou l’erreur, mais dans la somme toute et dans le dernier énoncé. Ainsi, dans les faits d’un certain ordre, les faits religieux, par exemple, peu importe qu’il y en ait d’erronés, si celui auquel on veut parvenir et l’on parvient par eux, est un fait réel, comme l’existence de Dieu.

Enfin, ce n’est peut-être pas l’erreur qui trompe du vrai au faux, mais celle qui trompe du bien au mal, qui est funeste. La première, je l’observe en passant, n’a pu jamais être durable. Il y a plus, elle