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le sentiment avant tout, mais surtout avant l’imagination et l’adresse ; on sacrifiera donc la couleur et la touche au dessin et à la correction de la forme. Comme application de ce principe, on dessinera d’abord d’après la bosse ; les modèles à imiter seront choisis de préférence parmi les fragmens de statues antiques de la première époque grecque, c’est-à-dire antérieurement à Phidias. Quand l’élève sera sûr de son dessin et que le moment de peindre sera venu, on ne lui donnera à copier que des ouvrages choisis chez les maîtres antérieurs à Raphaël. »

M. Fortoul n’a donc fait que rafraîchir ces systèmes, que depuis vingt ans les Allemands professent, et qui dans vingt ans seront usés, même chez nous. Il a renouvelé en partie le vocabulaire épuisé de ces théoriciens souvent obscurs, il a varié leurs définitions devenues vulgaires ; il n’a rien changé au fond de leurs idées. Ses oppositions continuelles des systèmes doriens et ioniens ne sont qu’une façon érudite de caractériser l’éternel antagonisme de la force et de la grace. Il pousse l’abus de ces définitions néologiques jusqu’à la bizarrerie, quand, par exemple, il caractérise d’ioniennes et de doriennes les diverses expressions que les différentes écoles ou époques ont données à la figure du Christ. Le Christ menaçant et terrible des byzantins et de Michel-Ange est, à l’en croire, un Christ dorien ; le Christ de Léonard de Vinci et de Raphaël est un Christ ionien[1]. Cet abus devient excessif et touche au ridicule lorsque M. Fortoul oppose entre eux les trois accens grave, aigu et composé (pourquoi pas circonflexe ?), comme il a opposé les deux caractères dorien et ionien. L’application singulière que M. Fortoul fait de ces trois accens est assez curieuse pour que nous la citions. M. Fortoul compare la peinture à un langage. « Florence, dit-il, est comme un livre sacré où sont écrits tous les dialectes de ce langage divin ; les esprits à qui une organisation énergique, de hautes pensées, d’austères spectacles, ont fait contracter l’habitude de l’accent grave, trouveront dans l’étude de Cimabuë une introduction aux grandeurs sévères de l’art byzantin ; ceux, au contraire, qu’une nature délicate, une ima-

  1. Il faut également que M. Fortoul ait une bien grande confiance dans la propriété de ces expressions systématiques pour avancer que le mérite de Giotto fut de déterminer dans la peinture le passage de l’époque dorienne à l’époque ionienne. De Cimabuë à Giotto il y a une nuance, rien de plus. Cimabuë commença la transformation de l’art, que Giotto continua. À la galerie de l’académie de Florence, entre l’affreuse momie qui représente la Madeleine pénitente (no 1), ouvrage grec antérieur à la renaissance, et la Vierge environnée d’anges de Cimabuë (no 2), qui passe pour le premier tableau de ce peintre, la distance est immense.