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Ton ame misérable au dépourvu ravie…

Je fais grace du reste de cette horreur. Et voilà ce qu’un honnête poète écrivait en manière de passetemps, tout à côté d’agréables idylles traduites de Bion ou de Moschus[1]. Ce Baïf, l’aîné de Desportes, était devenu son intime ami et, avec bien moins d’esprit, mais un goût passionné pour les lettres, il s’était fait une grande et singulière existence : il nous la faut bien connaître pour mieux apprécier ensuite celle de Desportes, la plus considérable de toutes.

Nul parmi les condisciples et les émules de Ronsard n’avait poussé si loin l’ardeur de l’étude et de l’imitation antique que Jean-Antoine de Baïf. Né en Italie, à Venise, vers 1532, fils naturel de l’ambassadeur français Lazare de Baïf, et d’une jeune demoiselle du pays, il semblait avoir apporté de cette patrie de la renaissance la superstition et l’idolâtrie d’un néophyte. Après avoir chanté ses amours comme tous les poètes du temps, il s’était mis sans trève à traduire les petites et moyennes pièces des anciens, et, au milieu du fatras laborieux qu’il entassait, il rencontrait parfois de charmans hasards et dignes d’une muse plus choisie. On en aura bientôt la preuve. Mais, riche et prodigue, c’était avant tout un patron littéraire et un centre. Écoutons le bon Colletet en parler avec abondance de cœur et comme si, à remémorer cet âge d’or des rimes, l’eau vraiment lui en venait à la bouche : « Le roi Charles IX, dit-il, qui aimoit Baïf comme un excellent homme de lettres, parmi d’autres gratifications qu’il lui fit, l’honora de la qualité de secrétaire ordinaire de sa chambre. Le roi Henri III voulut qu’à son exemple toute sa cour l’eût en vénération, et souvent même Sa Majesté ne dédaignoit pas de l’honorer de ses visites jusques en sa maison du faubourg Saint-Marcel, où il le trouvoit toujours en la compagnie des Muses, et parmi les doux concerts des enfants de la musique qu’il aimoit et qu’il entendoit à merveille[2]. Et comme ce prince

  1. Il convient, en jugeant à froid, de modérer sa propre rigueur et de faire la part de la fièvre du temps. Le Tasse jeune, qui était à Paris en 1571, à la veille de la Saint-Barthélemy, ne paraît pas avoir pensé autrement que Baïf ; l’excès de son zèle catholique dépassait celui du cardinal d’Este, et un mémoire de lui sur les troubles de France, retrouvé en 1817, le doit faire regarder, on rougit de le dire, comme un approbateur et un apologiste de la Saint-Barthélemy. On peut lire là-dessus l’intéressant chapitre intitulé Le Tasse en France, que M. Valery vient de donner dans ses Curiosités et Anecdotes italiennes ; on y trouvera rassemblées de piquantes particularités sur les mœurs et le ton de cette cour.
  2. On cite en effet, de fameux musiciens de ce siècle qui mettaient des airs aux