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de l’automne. Vers le soir le vent du sud se leva, et la pluie en tombant à flots lava tellement sur le pic du donjon l’étendard improvisé, qu’à l’aube naissante toute espèce d’azur avait disparu de ses plis ; et, dans la matinée, lorsque Wilhelm Müller arriva, la première chose qu’il aperçut fut, ô lugubre étendard ! cette croix noire sur un linceul blanc qui flottait à son intention au sommet de la tour. Du drapeau grec, tel que Justin Kerner l’avait imaginé la veille, les caprices du ciel venaient de faire le pavillon de la mort, la bannière des funérailles, triste présage qui, du reste, ne tarda pas à s’accomplir ! Wilhelm Müller quitta Weinsberg l’ame frappée. Il avait voulu, malgré toutes les représentations qu’on lui adressa, consulter la visionnaire de Prevorst que Justin Kerner traitait en ce moment. Ce qui se passa entre la cataleptique et le poète languissant, on ne l’a jamais su. Le fait est que la femme de Wilhelm Müller remarqua chez lui, après l’entrevue, une exaltation inusitée et qui la surprit douloureusement. Comme on s’en retournait, tout le long du chemin, le pauvre poète ne fit que parler de la somnambule, et, lorsqu’il rentra dans sa maisonnette de Dessau, ses amis sentirent s’évanouir leur dernier éclair d’espérance. Il avait cette résignation douce et mélancolique, cette sérénité souffrante que respirent les ames pures au moment de s’envoler à Dieu. « Maintenant, disait-il un jour la veille de sa mort au baron de Simolinn, dont il avait combattu autrefois les idées sur le magnétisme, maintenant je suis entièrement de ton avis, mais je t’ai dépassé ; il te manque, à toi, l’initiation : pour l’avoir complète, il faut te rendre à Weinsberg, là tu t’entretiendras avec les esprits qui sont au-dessus de nous. » Savait-il donc, lorsqu’il parlait de la sorte, qu’il touchait déjà de si près au seuil du monde invisible ? Citons ici le sonnet que Justin Kerner a consacré depuis à la mémoire de cette visite :

« Tu vins à moi, étoile dans la nuit calme, pour disparaître au retour du soleil ; ni les douces chansons, ni les blessures d’Hellas n’occupèrent alors notre causerie ou notre muette pensée.
« Non ; les heures rapides du terrestre songe, le jour du réveil intérieur, le jour où l’on se reverra dans la gloire d’un meilleur monde, voilà ce que nos esprits se dirent l’un à l’autre en leur étroit commerce.
« Le matin se leva, et dans le voile du brouillard je vis ton image pâle flotter ; je vis, du haut de l’antique tour, se balancer l’étendard funèbre.
« Les cloches tintaient la fête du dimanche ; mais moi, dans mon ame, j’entendais vibrer une voix qui me disait : Adieu ! adieu ! au revoir dans une autre vie ! »