défilent derrière le rideau poétique à la manière des ombres chinoises, je soupçonne fort ce maître Haselhuhn, qu’on fait asseoir, à cause de sa corpulence énorme, sur le siége du cocher, afin qu’il serve de contre-poids aux bagages, je le soupçonne d’avoir certaine parenté avec un digne écrivain du nom de Conz, qui donna, comme nous l’avons vu, à Justin Kerner les premiers conseils littéraires, et joua entre les classiques et les romantiques de l’Allemagne le rôle un peu niais du conciliateur de la voiture.
Chose étrange, dans ces ébauches singulières où le comique touche parfois au burlesque, jamais le sentiment n’abdique. C’est la physionomie originale de Kerner d’avoir en soi la poésie inhérente, infuse, de ne pouvoir s’en départir un seul instant ; même lorsqu’il cotoie la réalité du plus près, lorsqu’il s’attache à reproduire des personnages, des évènemens non plus imaginaires, mais véritables, existant d’une authenticité pour ainsi dire quotidienne, Kerner idéalise ; sérieux ou comique, rêveur ou bouffon, il idéalise toujours. Par un secret merveilleux qu’il possède seul peut-être avec Novalis parmi les Allemands, au moment où l’on s’y attend le moins, il perd la pesanteur terrestre, et vous le voyez, essence éthérée et poétique, flotter librement dans l’azur. Quels que soient les personnages réels qu’il adopte, les eût-il encore plus connus et pratiqués, il sait leur inoculer dans les veines, au lieu de sang, un baume surnaturel qui répand sur leur front une sérénité divine, une jeunesse inaltérable, comme fait pour Mignon le médecin de Wilhelm-Meister.
Voyons maintenant la fantaisie de Kerner, le motif élégiaque et vaporeux du livre ; suivons le poète dans ce voyage nocturne qu’il fait sur le fleuve, en société d’une jeune harpiste aveugle, de compagnons et de jeunes filles qui se rendent à la foire prochaine ; rêverie mélodieuse où sont esquissés à traits rapides la plupart des personnages familiers au lied du moyen-âge ; fond romantique d’où se détachent çà et là de mélancoliques et sentimentales figures, entre autres cette singulière jeune fille de la mer du Nord, et ce pauvre garçon meunier, appelé à la guerre et qui s’est séparé de sa bien-aimée avec le pressentiment qu’il tomberait le premier sur le champ de bataille.
« En ce moment les rochers gigantesques reparurent. — Dieu te garde ! Dieu te garde ! vociférèrent les mariniers, et l’écho répondit Dieu te garde !
Écho, écho du vallon et des bois,
Va saluer mon trésor mille fois !