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DE LA POÉSIE LYRIQUE EN ALLEMAGNE.

qu’on foule, et parmi lesquelles manœuvrent chariots et porteurs occupés sans relâche à voyager de la vigne au pressoir. Des marchands étrangers circulent parmi les travailleurs ; les propriétaires, les intendans affairés vont et viennent, distribuant à qui de droit des informations ou des ordres. Mais quel est donc cet homme robuste et grand qui sort de la maison voisine, vêtu d’une ample redingote noire, un bambou solide à la main ? Tous se découvrent sur son passage, chacun le salue avec respect, et lui, rendant le salut à tout le monde, traverse la rue et va frapper là-bas à la porte d’une autre maison, où il entre et disparaît. Il marche d’un pas ferme et sûr, la tête inclinée et pensive ; affable envers les gens qu’il rencontre, on voit au sérieux paisible de son air que leur activité et leurs bourdonnemens lui demeurent étrangers. C’est Justin Kerner, le poète, le visionnaire, le médecin, qui dès cette heure matinale fait sa tournée chez ses malades, accompagné, comme le docteur Faust, de son chien noir qui le devance et court par les semailles, satellite ordinaire du médecin, que le poète a chanté plus d’une fois :

« Animal fidèle, lorsque tu bondis de joie et que ta petite queue frétille, lorsqu’on éveille du repos du sommeil ton maître vers minuit, et lorsque tu jappes devant la porte et parais avoir hâte de partir, il me semble alors, généreux animal, que tu ressens plus profondément que moi-même la souffrance des hommes.

« Tel qu’un esprit léger et précurseur, tu trottes devant ton maître au corps pesant. Il mesure, lui, en soupirant, la carrière que toi tu poursuis volontiers d’un pied agile.

« En toi réside une seconde vue qui manque à la cervelle humaine, et souvent je pourrais te demander en toute confiance : Celui-ci mourra-t-il ou ne mourra-t-il pas ?

« Mainte fois déjà, tel paraissait à mes yeux rose et bien portant dont toi, tu t’obstinais à fuir l’approche, et la mort ensuite arrivait bientôt.

« Écoute, ô fidèle animal ! lorsque tu liras déjà la mort sur mon visage, ne t’éloigne pas de moi, n’abandonne pas celui qui doit bientôt mourir.

« Toujours le long des rues de cette ville, toujours tu m’accompagneras ; lorsque la terre possédera le corps, toi seul apercevras encore l’esprit. »

Y pensez-vous ? Kerner, cet homme robuste et corpulent ? Impossible. Un visionnaire, un homme qui passe son temps à converser avec les esprits ne saurait avoir cet aspect. Nous en avons connu plus d’un, et ce n’est pas nous qu’on trompera jamais sur ce chapitre. Une physionomie hâve et languissante, des joues creuses, des yeux embrasés de lueurs mornes et fatales, d’épais cheveux blonds en désordre, à