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LETTRES DE CHINE.

ponsabilité des capitaines de navires, qui pouvaient douter que leurs constituans les approuvassent de s’être soumis à une disposition qui, jusque-là, n’avait rien d’absolument officiel.

Un peu avant cette époque commença le commerce de transbordement des Américains. J’ai déjà dit que les négocians de cette nation, s’étant soumis aux conditions exigées par le gouvernement de Canton, étaient retournés aux factoreries ; le blocus de Canton, promulgué par le commandant de la corvette la Volage, n’ayant pas eu de suites, les navires neutres avaient conservé toute la liberté de leurs mouvemens. D’un autre côté, les navires anglais, retenus depuis plusieurs mois avec leurs riches cargaisons en dehors du Boca-Tigris, durent saisir avec empressement l’occasion qui leur était offerte de se défaire de leurs marchandises. Il s’établit donc une espèce de commerce de va-et-vient entre les navires anglais stationnés à Hong-kong ou Tong-koo et Canton, auquel les bâtimens américains servirent d’intermédiaires. Mais les négocians de cette nation firent payer cher les services qu’ils rendaient. Le fret d’une seule balle de coton prise par les bâtimens américains à Lintin et portée par eux à Whampoa[1] fut payé jusqu’à 9 piastres (près de 50 francs). Aussi, tous les navires qui furent employés à ce transport firent-ils de brillantes affaires ; quelques navires américains gagnèrent, dans l’espace de peu de mois, plusieurs fois leur valeur ; un seul navire français, l’Asie de Bordeaux, put se livrer à ce genre d’opérations, et gagna, en deux ou trois petits voyages de sept à huit jours, plus qu’il n’avait fait dans son voyage d’Europe en Chine.

C’est alors qu’éclatèrent les sentimens d’animosité qui germaient depuis si long-temps entre les Anglais et les Américains ; les premiers ne sont guère habitués à céder à d’autres le profit de leur commerce, et ils reprochèrent amèrement aux Américains ce qu’ils appelaient, dans les journaux de Canton, leur cupidité ; ils les accusaient de profiter des difficultés de la situation des négocians anglais, comme si, en pareille circonstance, ceux-ci n’eussent pas agi de même. Le commerce n’a pas deux allures. Gagner le plus possible et par des moyens qu’on peut avouer, voilà sa maxime. Or, les négocians américains n’étaient probablement pas plus coupables, en faisant payer leur intervention à très haut prix, que les négocians anglais qui achetaient l’opium à 250 fr. à Calcutta et allaient le vendre 12, ou 1500 piastres sur la côte de Chine. Du reste, toutes les réclamations auxquelles les exigences des Américains donnèrent lieu n’empêchèrent pas ceux-ci de naviguer librement entre Lintin et Whampoa ; d’un autre côté, les Anglais, retenus dans les eaux extérieures de la rivière de Canton par une disposition du surintendant dont les conséquences commençaient à peser lourdement sur eux, durent s’estimer heureux de trouver, même à si haut prix, le moyen d’opérer, après un aussi long retard, la vente de leurs cargaisons et de se procurer des chargemens de

  1. La distance entre ces deux points est de soixante milles.