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pressentiment, si ce n’est le désir, d’une lutte prochaine avec elle, et je ne sais quel espoir de l’accabler sous le poids de l’Europe entière. Ces passions et ces espérances, encouragées par le traité du 15 juillet et par ses résultats, tendent à faire entrer nos voisins dans une voie dangereuse, et d’où leur intérêt bien entendu devrait les éloigner. Il suffit, en effet, de jeter les yeux sur l’Europe, pressée comme elle l’est entre deux puissances aussi gigantesques et aussi envahissantes que l’Angleterre et la Russie, pour reconnaître que la principale garantie d’un équilibre tel quel se trouve dans la bonne intelligence de la France et de l’Allemagne. Celle-ci surtout devrait s’apercevoir que ce n’est pas de notre côté qu’elle est le plus menacée dans l’avenir, et que, dans des circonstances données, elle serait bien plus vulnérable du côté de la Russie avec ses frontières de l’est ouvertes ou mal défendues, avec ses provinces habitées par des populations slaves chez lesquelles commencent à se réveiller le sentiment de la nationalité et le désir de secouer le joug des races germaniques, enfin avec tous les moyens qu’a le cabinet de Saint-Pétersbourg pour semer la division entre ses princes. L’inimitié de la confédération germanique contre la France ne peut avoir que deux résultats : ou de nous pousser à une étroite alliance avec la Russie, alliance qui, malgré les apparences contraires, serait acceptée avec empressement, et dont les Allemands ne peuvent ignorer quelles seraient dans ce cas les conditions ; ou d’exciter contre nous une coalition dont l’Allemagne, placée au premier rang, supporterait presque tout le fardeau, et dont elle ne sortirait, fût-elle victorieuse, qu’après y avoir épuisé ses forces et s’être réduite pour long-temps à l’impuissance. Or, quand les deux nations se seraient brisées pour ainsi dire l’une contre l’autre, rien ne pourrait plus balancer la suprématie russe sur le continent, ni s’opposer à la domination absolue de l’Angleterre sur les mers, et c’en serait fait de l’indépendance de l’Europe, au moins jusqu’au moment encore éloigné de la lutte sérieuse entre les deux grandes rivales. Ces considérations, que nous ne faisons qu’indiquer, sont assez graves pour frapper les Allemands qui aiment leur patrie, et nous espérons que la réflexion ne tardera pas à faire tomber une irritation qui aujourd’hui n’a plus de prétexte ; car, s’il en était autrement, il faudrait désespérer de la sagesse des peuples et de la prévoyance des gouvernemens.


E. de Cazalès.