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dant unis par la chaîne invisible d’une analogie si réelle et si intime, il faut placer un homme bien inférieur, mais dont le nom s’est perpétué, et dont l’esprit grotesque, sans portée, sans profondeur, doué de facilité, de verve, d’érudition et du sentiment de l’harmonie, a créé une espèce de littérature singulière soumise encore à sa suprématie. Elle occupe un coin de nos bibliothèques, et les érudits s’en occupent avec un certain plaisir, quand ils veulent charmer leurs ennuis. Ce prêtre bouffon qui soutient la cause de Rabelais, la cause de Luther, la cause de Skelton, a fait du bruit en son temps ; des hommes de génie l’ont copié.

En 1489, six années après la naissance de Luther et de Rabelais, Théophile Folengo, enfant noble, naît en Italie. C’est le nom véritable du pseudonyme Merlin Coccaïe, nom qui veut dire tout simplement Merlinus Coquus, Merlin le cuisinier. Élevé savamment comme Rabelais, Skelton et Luther, comme eux destiné à l’église, comme eux il se fit une vie singulière, et commença par mettre en pratique dès sa vingtième année les principes de matérialisme dont Rabelais a fait son épopée. Folengo jeta le froc aux orties, enleva une fille noble d’un canton voisin, se fit arrêter par les autorités pontificales, resta en prison long-temps, et courut l’Italie en mendiant son pain, en récitant des vers et chantant des airs populaires. Les biographes n’ont pas cherché cette vie bizarre là où elle est, dans le poème de Folengo, qui, sous le nom de Baldus, y raconte ses aventures nomades, mais surtout dans un petit livre rare publié par son frère Jean Folengo[1], traité de morale et de théologie, rédigé en dialogues, et qui montre les deux frères sous leur nom véritable, consolant leurs mutuels ennuis par la double confession, l’un de ses combats contre les passions, l’autre de ses erreurs amoureuses. Réclamé par son frère le philosophe, Merlin Coccaïe se fit moine dans le même couvent et tâcha de suivre l’exemple de ce Caton, qui n’oubliait ni sermons ni lettres, ni livres imprimés, pour remettre l’enfant prodigue dans la voie du salut. Le moine défroqué avait trop souffert sur les grandes routes et dans les mains des sbires pour ne pas préférer l’ennui du couvent à la vie poétique des gueux. Mais le souvenir du passé lui plaisait encore par quelque

  1. L’article de la Biographie universelle consacré à Folengo contient une erreur assez grave. L’ouvrage curieux et inconnu de Jean Folengo, intitulé Pomiliones, etc., livre imprimé sur le promontoire de Minerve, y est attribué à Théophile Folengo, ou Merlin Coccaïe. Ce dernier n’y apparaît, comme je l’ai dit, que pour raconter ses aventures et recevoir les conseils de son sage frère.