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QUATRE PRÊTRES AU SEIZIÈME SIÈCLE.

XVIe siècle, qui occupe six pages et qui nous servirait de résumé scientifique, d’encyclopédie complète de la cuisine de ce temps, si nous avions perdu tous les documens nécessaires à cette espèce d’érudition ; puis c’est le repas sans terme, la bombance gigantesque de Pantagruel et de Gargantua, enfin cette figure de Gargantua lui-même (grand gosier tu as !), de Gargantua dévore-tout, que le peuple a mieux comprise que les savans. Elle est devenue pour les enfans et le peuple le mythe réel de la gourmandise inassouvie et insatiable. Le peuple est un commentateur infaillible.

Ce qui est certain, c’est que Rabelais n’admet que les appétits sensuels et la finesse de l’intelligence ; Pantagruel, Gargantua, Gargamelle, Jean Des Entomeures, représentent les premiers. Panurge, c’est le merveilleux modèle de l’esprit sans ame, de la sagacité du renard, de l’astuce égoïste appliquée à toute œuvre (πανουργα), de l’instinct d’habileté qui caractérise l’homme-animal dans son plus haut développement ; instinct consacré au service de sa personnalité, de ses désirs et de ses plaisirs. Création dont la philosophie profonde a précédé Sancho, qui a de la ressemblance avec Panurge. Sancho et Panurge sont le corps se dévouant à lui-même et servi par une intelligence vive et alerte. Maligne et très ignorante, mais très madrée chez l’Espagnol, cynique et artiste chez Panurge, cette intelligence est également égoïste et sensuelle chez le paysan et l’érudit.

Ainsi l’atmosphère de la même époque et le flot de la même civilisation entraînaient vers un but commun ces intelligences si dissemblables, ces hommes nés dans des pays différens. Soumis long-temps (je l’ai dit tout à l’heure) à la rude discipline du spiritualisme chrétien, Luther, Skelton, Rabelais et un autre écrivain dont je m’occuperai bientôt, tous prêtres ou moines, et le fouet de la raillerie à la main, poussèrent les nations étonnées vers le matérialisme nouveau. Luther ne renonça jamais en pratique et en doctrine aux idées sensualistes qui soulevaient si vivement son époque. Sa protestation contre le célibat des prêtres fut consacrée par l’acte le plus célèbre de sa vie, son mariage avec Catherine Bora. La règle qu’il introduisit chez ses adeptes, tout ornée de musique joyeuse, de fleurs épanouies, de jouissances savourées en paix, règle prêchée au milieu des délices de la table, se concilièrent, grace à son sentiment germanique, avec un certain régime de mœurs naïves et simples, que les peuples du Nord ont toujours estimé par-dessus tout, et que ce retour aux jouissances sensuelles n’a pas détruit.

À côté de Luther et de Rabelais, si étrangement associés et cepen-