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cents années, et l’on marquerait d’un doigt infaillible le progrès sensible de l’esprit matérialiste et de sa révolte contre le spiritualisme chrétien. D’année en année, on avait adressé de plus vifs reproches à cette austérité qui écrasait l’homme, lui ordonnant une sorte d’assassinat matériel et moral, à ce spiritualisme auquel s’étaient d’ailleurs mêlés les vices dont l’humanité n’est jamais exempte : hypocrisie, avarice, cupidité, tyrannie. Les peuples qui avaient accepté avec le plus de candeur le joug sublime et terrible de cette loi, les peuples du Nord, bien moins avancés en civilisation, plus sincères, plus ingénus et plus redoutables, frémirent de colère. Leur acharnement fut extrême et ressembla presque à un remords. Ardens à se venger de leur longue contrainte, à punir le spiritualisme qui leur semblait menteur, à frapper les nations héritières de Rome qu’elles avaient toujours détestée, à châtier une hypocrisie tyrannique qu’elles découvraient enfin, elles se ruèrent dans le protestantisme. Ainsi s’expliquent les énigmes de Calvin, de Luther, de Mélanchton. Ce furent le Nord et Luther qui frappèrent le coup le plus sérieusement philosophique, parce que Luther et le Nord étaient sérieux et sincères dans leur croyance, dans leur vengeance et même dans cette réhabilitation de la chair qu’ils opérèrent avec ordre et avec audace. L’Angleterre, Henri VIIII et Skelton suivirent l’exemple de l’Allemagne et de leurs frères du Nord, mais avec une rigueur plus pratique, plus de sang versé, plus de bourreaux en jeu, et un parti pris plus terrible. La France et Rabelais se moquèrent de Rome sans s’abandonner aux novateurs, et, tournant en ridicule les hautes et romanesques prétentions des deux armées, se préparèrent au rationalisme systématique et railleur de Candide.

Non-seulement le Pantagruel de Rabelais se moque des prêtres, non-seulement il résume toutes les gausseries du XVe siècle, mais dans la même cuve de railleries, souvent légères, souvent comiques, quelquefois féroces (tant elles sacrifient l’ame au corps et la pensée à la matière), il jette et fait bouillir toutes les choses humaines, toutes les ambitions supérieures, tous les orgueils humains. Rabelais n’est pas un bouffon ; il va plus loin : il dit sans cesse aux hommes qu’ils ne doivent pas s’occuper de leur ame, que le monde des esprits est ténébreux et plein de mystères, et que l’invisible, dont leur parlent les théologiens, ne mérite ni leur désir ni leur anxiété. Sans cesse, chez ce prêtre, les images gastronomiques, les termes de cuisine, les convoitises physiques, se représentent et s’accumulent. C’est « le combat des andouilles, » c’est cette liste interminable des mets du