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une pareille illusion paraît contradictoire et impossible ; toutefois l’histoire prouve qu’elle est non-seulement réelle, mais encore en quelque sorte nécessaire. Sa perpétuité et son universalité ne permettent pas de la regarder comme un phénomène accidentel ; elle dépend donc d’une cause également continue et universelle.

Il sert de peu d’alléguer les raisons banales de la faiblesse naturelle de l’esprit humain, de l’influence de l’autorité, de la force des habitudes, de l’entraînement de l’exemple, de l’amour du merveilleux, et autres semblables. Il reste toujours à comprendre comment ces sources d’erreur peuvent indéfiniment prévaloir contre les témoignages immédiats des sens, contre les enseignemens de la plus grossière expérience, contre les suggestions les plus spontanées du sens commun, enfin contre la raison elle-même armée de règles et de méthodes logiques les plus compliquées. On ne fait donc par là qu’analyser cet égarement de la raison dans ses élémens ; ce n’est pas l’expliquer, c’est seulement l’excuser, sinon l’absoudre.

Quoi qu’il en soit, le fait est constant. Il est avéré qu’une sorte de délire scientifique, systématiquement et régulièrement constitué, a possédé pendant une longue suite de siècles le monde intellectuel. On le voit se développer partout dans l’histoire comme un fruit naturel de l’esprit humain. Dès-lors il devient difficile de croire à sa cessation subite et complète. Ainsi, tout en admettant un changement de position et de direction depuis deux ou trois cents ans, il est à présumer, avant toute vérification directe, que l’esprit scientifique du passé a dû se maintenir au milieu de nous dans une proportion quelconque. Toutes les analogies sont contre la possibilité d’une transformation soudaine. Ces sortes de saltus, comme disait Leibnitz, sont inconnus dans la nature. La raison scientifique, considérée dans sa manifestation dans le temps, a nécessairement des phases. Mais ce développement ne procède pas par momens détachés ; il faut plutôt se le représenter comme une progression continue et sans intervalles. La science tend incessamment vers un idéal logique qu’elle cherche à réaliser, mais elle ne le fait que peu à peu et toujours imparfaitement ; car, d’une part, cet idéal, tel qu’il se présente à un moment donné, ne peut jamais être réalisé en même temps dans les différentes sphères du savoir, et d’autre part ce but idéal ne reste pas fixe ; il change lui-même aussitôt qu’il est atteint ou près d’être atteint, et en changeant il se déplace, laissant toujours ainsi un espace à combler à l’activité humaine. Cette évolution indéfiniment transitoire, quoique toujours uniforme dans