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dans sa poésie le souffle, l’inspiration, l’ame de cet océan, de ces forêts, de ce monde inviolé. Son passé l’obsède trop pour qu’elle puisse sentir profondément quelle merveille s’accomplit sous ses yeux. Les souvenirs de la féodalité l’accompagnent au milieu des forêts vierges. Les romances du Cid, les romances à demi africaines des infans de Lara, l’occupent encore en face de ce monde naissant, qu’elle regarde des yeux du corps bien plus que des yeux de l’esprit.

Sans développer plus au long le principe de formation des littératures méridionales, il est un trait qui leur est commun à toutes, depuis la Grèce moderne jusqu’au Portugal : c’est qu’aucune d’elles n’a produit une philosophie profondément originale ; l’instinct est tout chez elles, la réflexion n’y domine jamais. La patrie d’Arioste et de Cervantes a évidemment connu le scepticisme, mais c’est un scepticisme qui s’applique à la poésie, sans remonter jusqu’à la religion. La poésie discute la poésie ; voyez Don Quichotte ! un idéal succède à un autre idéal, mais sans jamais porter atteinte au monde réel. Au milieu de tous les caprices de l’art, il est une chose que personne ne met jamais sérieusement en délibération avec soi-même, et c’est le principe même de la société, de la tradition, de la vie ; c’est aussi par là que ces littératures, si indépendantes dans leur objet, sont, autre part, si catholiques dans leur esprit. En France au contraire, la religion et la poésie, la croyance et la science, se sont bientôt nettement divisées et niées. Seulement, après un siècle religieux, le XVIIe, est venu un siècle philosophique, le XVIIIe ; après Racine, Voltaire, et l’on n’a pas vu, excepté dans Pascal, ces deux puissances, la croyance et le doute, se disputer la même époque, le même homme. C’est dans la réforme, au cœur même des races germaniques qu’a éclaté cette guerre intestine de l’ame avec elle-même. Aussi, le trait distinctif de la poésie du Nord est précisément de représenter cette lutte héroïque, ce combat intérieur de Luther, cette longue insomnie de l’esprit qui ne peut ni se rendormir dans la tradition ni se suffire à lui-même ; angoisse religieuse véritablement prophétique jusque dans le blasphème. Le Nord et le Midi sont là aux prises dans un même génie. L’ame humaine, partagée, divisée par le glaive de la réforme, faisait entendre, il y a peu de temps encore, ses cris dans la poésie de l’Angleterre et de l’Allemagne.

Tels ont été les rapports successifs de la religion et de la poésie. Comment renaîtra l’accord perdu ? C’est à cela que chacun travaille à son insu. Je sais bien qu’en ce moment le Nord, tout triomphant, croit avoir résolu la question parce qu’il a aboli un terme ; je sais bien qu’il croit avoir vaincu pour jamais le Midi, être débarrassé de ces sociétés méridionales, parce qu’il se persuade qu’elles n’ont plus rien à faire, plus rien à dire ni à révéler, sans paraître se souvenir que l’homme qui menait hier le monde est sorti d’Ajaccio. Est-il donc vrai, comme on me le répète chaque jour à l’oreille, que je n’ai affaire ici qu’à des peuples éteints ? Est-il bien sûr que l’Espagne et l’Italie sont mortes, et que nous ne pouvons reculer d’un pas, sans trouver derrière nous, au lieu d’un, deux sépulcres ouverts ? Comme si les races humaines