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Si la poésie, ou, pour tout dire, la civilisation chrétienne, a partout l’unité fondamentale de son dogme, d’un autre côté, elle porte en soi les différences profondes de deux races, la germanique et la romaine ; de leur mélange, de leur lutte, se forme le monde moderne. Partout le nord assiége le midi, l’empire heurte la papauté, le droit germanique le droit romain, la réforme le catholicisme. N’était-ce pas une idée essentiellement logique de fonder ici deux enseignemens distincts pour deux sociétés aussi distinctes ?

Avant de me renfermer dans les limites du sujet qui m’est prescrit, je me demande d’abord de quels élémens s’est formé le génie méridional, et je trouve que ce génie a jailli en quelque sorte du choc de trois principes fondamentaux, comme de trois divinités rivales, le christianisme, le paganisme et l’islamisme. Le paganisme ! car il ne faut pas se persuader que le polythéisme ait disparu le jour où la croix a été arborée. Dans les contrées du midi, la nature est encore plus païenne que l’homme. Le christianisme, en sortant des nudités de Jérusalem et du désert, a bien pu dépouiller l’homme de ses croyances, de ses espérances passées ; il n’a pas si facilement dépouillé la terre de ses séductions. Le germe de l’idolâtrie est resté, quand le temple était déjà abattu ; aussi, quelle a été la première tendance de la poésie chrétienne dans ces contrées ? Cette tendance a été de refaire une sorte de paganisme chrétien. Dans les origines du monde moderne, ce ne sont pas, il est vrai, comme dans les origines orientales, des hymnes à la lumière visible, à l’aurore, à l’aube divinisée ; ce ne sont pas, comme dans le berceau du monde grec, des hymnes à Mercure, à Cybèle, mère de toutes choses ; ce sont des cantiques d’adoration à la créature, à des idoles vivantes, à des femmes que les poètes divinisent. Chacun cherche sur la terre une madone mortelle ; qu’elle s’appelle Laure ou Béatrix, ce n’est pas la faute du poète s’il ne peut relever pour elle un Olympe aux pieds duquel les peuples s’agenouillent. Chacun se refait, avec un idéal particulier, une idolâtrie particulière. Et vous sentez continuellement, dans ces contrées, dans ces races païennes, le paganisme d’Homère et de Virgile renaître au fond du cœur de Dante et de Pétrarque.

D’autre part, la lutte du christianisme et de l’islamisme, de ces deux religions presque du même âge, qui toutes deux se disputent l’avenir, érige la guerre en dogme. L’Europe fait la veillée des armes en face de l’Asie. La guerre, cette première institution de la barbarie, devient une chose sainte, ou plutôt la barbarie devient chevalerie. Le christianisme bénit les armes pour la lutte qui remplira le moyen-âge. Religion des batailles, religion de l’amour, renaissance prématurée d’un paganisme transformé, ce sont là les élémens principaux que je peux découvrir dans les origines du génie moderne en général, et du génie méridional en particulier.

Chaque littérature s’attache à une de ces sources d’inspirations, d’où dérivent sa physionomie et son caractère propre. La France ouvre la première l’histoire du génie moderne. C’est elle qui crée les rhythmes, les formes, qui délie la langue de l’Europe. Placée entre l’Espagne et l’Italie, elle enferme ce double génie dans la poésie de la Provence.