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LETTRES DE CHINE.

dont on tente la conquête. Mais ce n’est plus, comme en Amérique, un monde de misérables sauvages, à peine vêtus et offrant une facile proie à une poignée d’aventuriers. Ici, c’est une nation compacte, défendue par un système social qui résiste puissamment, et dont l’industrie, stationnaire aujourd’hui après une paix de plusieurs siècles, n’aurait, dans cette crise, qu’un pas à faire pour devenir terrible à ses ennemis ; c’est une immense population, unie de mœurs, de religion, d’intérêts, de nationalité ; c’est un peuple industriel, cultivateur, propriétaire, manufacturier, régi par une loi uniforme, quelquefois cruelle, mais le plus souvent juste, par une loi qu’il aime, parce que sous elle ont vécu ses pères, et qu’il a appris à la regarder comme la seule parfaite, comme la seule vraie loi ; enfin, c’est une race qui a fait de la fierté nationale une vertu, qui apprend par tous ses livres que la Chine, c’est la terre, qu’en dehors de cette terre privilégiée il n’y a que barbarie, misère et ignorance ; qui professe pour tout ce qui porte le nom d’étranger le plus profond mépris, mépris égalé seulement par la haine dont la religion même lui fait un devoir sacré.

Eh bien ? c’est cette nation-là que l’Angleterre prétend subjuguer avec ce que j’appellerai, par comparaison, une poignée d’hommes ; ce sont ces mœurs qui datent de plus loin que les traditions européennes les plus reculées qu’elle veut changer ; c’est cette nationalité, si forte par son isolement et par son antiquité même, qu’elle devra tenter de détruire, si elle n’est pas arrêtée bientôt par les difficultés de l’entreprise.

Une des espérances du gouvernement britannique était, je le sais, qu’une fois la guerre déchaînée avec toutes ses rigueurs sur la population chinoise, ce grand corps, qu’on prétendait n’être tenu en équilibre que par la tension de tous les ressorts d’un pouvoir arbitraire, se diviserait, et que l’Angleterre aurait un parti au sein même du céleste empire. Cette opinion s’appuyait sur l’animosité qu’on supposait exister entre les Chinois proprement dits et leurs conquérans tartares ; on oubliait que la fusion est aujourd’hui complète. Les Tartares se sont laissé séduire par les douceurs de la civilisation, ce ne sont plus aujourd’hui que des Chinois ; et, si quelques familles tartares jouissent encore de certains priviléges, cette circonstance donnerait bien moins de moyens d’influence aux ennemis de la Chine, que les ennemis de la Grande-Bretagne n’en acquerraient en cherchant à raviver, au sein de la nation anglaise, le souvenir de la conquête des Normands, rappelée chaque jour au peuple par les noms des familles conquérantes, et plus encore par tous les fiefs et droits territoriaux qui y sont attachés. On oublie toujours, en parlant de la Chine et en préjugeant les évènemens dont elle doit être le théâtre, l’isolement de sa politique, la différence qui existe entre les mœurs de ses habitans et les mœurs européennes, et la haine du peuple pour toute innovation, et surtout pour toute innovation étrangère.

Après ces observations, que vous trouverez peut-être un peu longues, mais qui m’ont paru nécessaires pour vous faire comprendre ce qui me reste à dire je vous raconterai brièvement ce qui s’est passé depuis le mois de juin