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PEINTRES MODERNES.

je l’ai vu haletant, épuisé, ne se plaindre que d’une seule chose, de rester inactif ; ne regretter qu’une seule chose, ses pinceaux et sa palette. Quand la crise était passée, il se remettait à l’ouvrage avec une ardeur sans égale, entreprenant les plus longs travaux, se livrant sans relâche aux études les plus ardues, et sans rien précipiter, comme s’il eût été assuré d’un long avenir.

On a dit que la richesse était la modération des désirs. M. de Laberge nous prouvait la justesse de cet axiome. Placé dans une situation que beaucoup d’autres eussent considérée comme difficile, il avait su se faire une position heureuse et digne, sans jamais abuser ni trafiquer de son talent. Il avait sa maisonnette à lui, ses ateliers, son jardin. C’était un véritable plaisir pour nous que d’aller visiter le seigneur du petit domaine de l’avenue Sainte-Marie, d’écouter ses plans, de causer de ses projets, de faire connaissance avec les objets qui l’entouraient et qui lui étaient si chers. Cet abricotier qui étalait ses trois branches dans le coin du jardin, vous le retrouviez calqué dans quelqu’un de ses tableaux ; ce tonneau, cette écuelle, cette roue brisée, cette vieille corde à puits, c’étaient autant de modèles qui attendaient leur tour, et qui, hélas ! ne l’ont pas tous vu arriver.

J’ai connu peu d’hommes qui, par la nature de leur talent et leur caractère, se soient plus rapprochés des Allemands que M. de Laberge. Il avait ce calme de tous les momens, cette constance énergique et cette inaltérable patience qui caractérisent les artistes du Nord. Son imagination ne s’enflammait qu’avec lenteur, mais elle arrivait insensiblement à s’identifier avec l’objet qui l’avait frappée, qu’elle voulait reproduire, et pour lequel elle concevait comme une sorte de passion. M. de Laberge ne différait de ces artistes allemands, dont il possédait toutes les qualités louables, la conscience, la sincérité, la précision, que par l’absence de cet idéalisme exagéré et de ce vague mysticisme qui les égarent si souvent. Comme eux, il aimait la retraite et le calme. Solitaire par goût et par principes, il évitait de se répandre aussi soigneusement que d’autres cherchent à se produire ; il ne vivait que pour sa famille et un petit nombre d’amis. C’était un de ces hommes si rares aujourd’hui, dont l’art est la seule passion, difficiles pour eux-mêmes, tolérans pour les autres ; un de ces hommes que la critique préoccupe et n’offense pas, droits dans leur conduite comme dans leurs œuvres, qu’on n’apprécie peut-être pas assez quand ils vivent, et qu’enfin, lorsqu’on les a perdus, on se félicite d’avoir connus, tout en regrettant de ne les avoir pas assez pratiqués.


Frédéric Mercey.